Edito 12.15 / Raphaël Colson (partie 1)

Le Futur, c’est maintenant ! 1/2

[Ou une réflexion sur un avenir qui nous échappe]

« Notre maison brûle, et nous regardons ailleurs. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas […] » (Jacques Chirac, Johannesburg, 2002)

Écrire un édito pour la Faquinade. Voilà une invitation que l’on ne saurait décliner, d’autant que l’actualité de cette fin d’année regorge de sujets qui interpellent. Je songe tout d’abord à évoquer la question du sens que l’on accorde aux mots – une question qui suscita un vif débat passé le 13 novembre 2015. Toutefois – les personnes qui me connaissent le savent bien –, un autre sujet m’occupe quotidiennement, au point de tourner à l’obsession : la fiction post-apo(calyptique).

Fukushima, un an après. Photographies par Arkadiusz Podniesinski (voir).

Fukushima, un an après. Photographies par Arkadiusz Podniesinski (voir).

Parmi tous les problèmes qui se posent à nous, le règlement de la crise climatique s’impose comme l’un des plus épineux. De toute évidence, nous ne prenons pas le bon chemin. L’écran de fumée que fut la COP21 prouve ô combien les élites néolibérales persistent à s’accrocher à leur modèle économique suicidaire, où croissance rime avec épuisement des ressources et dévastation de la biosphère. Récemment, deux essais à l’argumentation imparable m’ont donné du grain à moudre. Avec L’Effondrement de la civilisation occidentale (Erik M. Conway et Naomi Oreskes, 2014) et Comment tout peut s’effondrer (Pablo Servigne et Raphaël Stevens, 2015), le constat est sans appel : les crises environnementales s’accentuent et il est sans doute trop tard pour éviter la catastrophe annoncée. L’aveuglement du système capitaliste est tel que nous nous retrouvons confrontés à une inquiétante certitude : l’avenir ne peut être qu’apocalyptique, car la civilisation – en particulier dans ses territoires les plus développés –, se révèle être un colosse aux pieds d’argile. Il suffirait qu’une série de catastrophes s’enchaîne pour voir notre civilisation sombrer corps et âme.

L’angoisse de la Chute à venir explique, entre autres, la popularité de la fiction post-apo. Jamais nous n’avons autant produit de romans, de films, de bandes dessinées, de jeux évoquant le temps de l’Après. Les chiffres de production atteignent de tels sommets que cela en devient vertigineux – il s’est fabriqué plus de fictions entre 2010 et 2015 qu’au cours des années 1980, premier âge d’or du post-apo ; exemple symptomatique, la télévision américaine a produite plus de séries en l’espace de six ans qu’au cours des quarante dernières années (la première série, La Planète des singes, datant de 1974). Nul doute que l’imaginaire cataclysmique et post-cataclysmique imprègne notre imaginaire collectif.

Mon surmoi, en parfait contradicteur chargé de me rappeler à l’ordre, réagit illico : l’exercice prospectif de la science-fiction ne peut être réduit à la seule exploration du futur post-apo ; cette fiction ne cesse de crier au loup depuis bien longtemps et, jusqu’à présent, nous avons échappé à toutes ses prédictions apocalyptiques – n’avons-nous pas évité, de justesse certes, l’annihilation atomique. C’est vrai, je dois le reconnaître, ces fictions se sont chargées de nous mettre en garde et sans doute ont elles su influencer et infléchir notre conscience collective dans la conduite à tenir. Cependant, il suffit d’être attentif au monde qui nous entoure pour se rendre compte de la réalité du dérèglement climatique et la démonstration des deux essais susmentionnés ne laisse guère de doute quant à l’inéluctabilité de la catastrophe. Nous pouvons opter pour le déni, l’indifférence, ou l’acceptation. À chacun sa voie – pour ma part, j’ai fait mon choix.

Un titre prémonitoire ? Réfléchissons-y ensemble.

Un titre prémonitoire ? Réfléchissons-y ensemble.

« Bien s’entendre avec son futur n’est pas une tâche facile. » (Daniel Innerarity, Le Futur et ses ennemis, 2008)

Un futur tracé d’avance. Cette petite musique lancinante me ramène à ma question initiale : l’imaginaire futuriste, ce que l’on nomme communément science-fiction, a vocation d’explorer le champ des possibles représenté par le futur, mais qu’en est-il aujourd’hui ?

En ce début de XXIe siècle, le terme science-fiction revêt la fonction d’étiquette, fort pratique pour désigner un ensemble de fictions ayant pour dénominateur commun le temps futur : citons l’anticipation post-cyber (cyber faisant référence à l’incontournable racine cyberpunk), le space opera, le rétrofuturisme, la fiction cataclysmique et post-cataclysmique (le post-apo). Parmi ces domaines fictionnels, lequel s’avère-t-il le plus pertinent dans notre rapport au futur, ou tout au moins, lequel exploite-t-il au mieux le champ des possibles ?

Pour répondre à cette question, nous ne devons pas oublier que ces domaines, comme toute autre fiction (et non-fiction), explorent à leur manière la relation entre les trois dimensions du temps (passé, présent, futur). Se projeter dans l’avenir implique toujours un renvoi au passé et au présent. La démarche d’Erik M. Conway et de Naomi Oreskes en est un bon exemple. « La science-fiction construit un avenir imaginaire ; l’histoire tente de reconstruire le passé. Toutes deux ont pour objectif de comprendre le présent. Nous fusionnons ici les deux genres : un historien futur se penche sur un passé qui est notre présent et notre avenir (possible). »

L’historien François Hartog, dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps (2002), organise l’ordre historique du temps en le divisant en trois grandes phases. Vient d’abord le « régime ancien d’historicité », qui surdétermine le passé par rapport au présent et au futur (le passé précède et influence les deux autres dimensions). Lui succède le « régime moderne d’historicité » (1789-1989), qui inverse les rôles : passé et présent sont désormais articulées en fonction de l’avenir (c’est du futur que vient la lumière qui éclaire le monde, l’horizon d’attente vers qui le temps s’écoule). Enfin, passé 1989, advient l’âge de la surdétermination du temps présent, qui relève moins du « régime d’historicité » que d’une crise, désignée sous le terme de « présentisme » : en compressant passé et futur, le présent aboli ces deux dimensions et arrête tout simplement le cours du temps – action radicale qui en vient à supprimer la possibilité de pouvoir rétablir un ordre du temps historique.

Passionnantes sont les implications de ce découpage historique du temps. Le « régime moderne d’historicité », avec le futur pour centre, éclaire ainsi l’histoire de la science-fiction et la place qu’elle a occupée durant deux siècles : des utopies sociétales du XIXe au songe futuriste américain de l’entre-deux-guerres, la science-fiction s’est faite héraut de la modernité triomphante, en façonnant les images d’un futur sublimé par l’innovation technologique – nous mettrons de côté la réplique critique représentée par la dystopie. Cependant, ce qui nous intéresse ici, ce sont les conséquences de la crise provoquée par le « présentisme ».

Avec la fin de la guerre froide et la chute du système communiste (1989-91), sonne l’avènement de l’âge du capitalisme global. La victoire est telle que l’élite néolibérale annonce tout bonnement la fin de l’histoire (Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme), puisqu’il ne peut plus exister d’alternatives au système des démocraties libérales occidentales – un système indépassable qui en vient à phagocyter le futur pour n’en faire qu’une simple extension du présent. La science-fiction américaine avait anticipé dès les années 1980 l’âge globalitaire du néolibéralisme, avec les fameuses corporations du courant cyberpunk. Si les techno-prédictions de cette littérature furent rapidement rattrapées par la réalité, son imagerie s’est en revanche enracinée dans l’imaginaire sous la forme de motifs devenus stéréotypes : de Minority Report au remake Total Recall, jusqu’à la série télé Almost Human, l’industrie de l’image nous présente toujours le même futur – un mono-futur –, où nous retrouvons les sempiternelles mégapoles gratte-ciel high tech contrôlées par d’omnipotentes multinationales et peuplées de hackers adeptes de l’hyperconnexion. En ce sens, l’anticipation post-cyber conçoit la techno-société de demain comme le prolongement de la techno-société d’aujourd’hui – et de signifier ainsi que l’avenir est tracé d’avance. « Le futur c’est maintenant », dit-on. Comme le souligne Daniel Innerarity, « les utopies modernes ont pensé le futur essentiellement en termes d’innovation sociale, l’actuelle rhétorique du futur semble l’avoir restreint à la sphère des innovations technologiques et des marchés en expansion (…) de multiples manières, nous hypothéquons socialement le temps futur et nous exerçons sur les générations à venir une véritable expropriation temporelle. »

Il va sans dire que l’anticipation post-cyber n’oublie pas de colorer son récit d’une touche dystopique, car l’avenir comporte d’inévitables zones d’ombres : celle de Big Brother, en ce qui concerne le contrôle total de l’individu par l’omnipotence technologique ; celle du Terminator, en ce qui concerne le risque d’une prise du pouvoir par la machine. Il arrive même que la fiction post-cyber s’aventure sur le terrain de la lutte des classes, mais Hollywood veille toujours à distordre le propos contestataire : dans Elysium, la révolte est légitime, à ceci près que la populace brimée ne renverse le système que pour goûter à son tour aux bienfaits de la techno-utopie. Le récit dystopique n’a pas vocation à remettre en cause le système en tant que modèle, mais à dénoncer son mauvais usage, car seul est condamnable le comportement de ses membres aspirant à une dictature incompatible avec l’idéal libéral.

image2.Robert McCall The Prologue and the Promise

De la pastorale au post-cyber, passé et futur écrasant le présent.

Alors, l’anticipation post-cyber exploite-t-elle au mieux le champ des possibles ? Pas vraiment, dans la mesure où la techno-utopie de demain se révèle être un rêve déconnecté de la réalité ! Et oui, ce rêve n’est pas viable, car ses promoteurs ont tendance à oublier le problème posé par la dévastation de la biosphère et qu’ils évitent surtout d’admettre que l’édification de sociétés intégralement high tech se heurte à des obstacles pour ainsi dire insurmontables : d’une part, nous vivons dans un monde aux ressources limitées, d’autre part, le coût de fonctionnement ne sera pas supportable d’un point de vue énergétique et donc écologique. Ces obstacles ne sauraient néanmoins troubler l’enthousiasme des promoteurs de la techno-utopie, car pour eux, rien n’est impossible : l’innovation donnera corps aux percées technologiques qui se chargeront de solutionner ces menus problèmes – mais à quel prix !

En toute bonne foi, nous ne pouvons que relativiser l’intérêt de la contribution post-cyber dans l’exploration du champ des possibles. Le space opera façon Star Wars est quant à lui un domaine disqualifié d’office, cette fiction d’aventure n’aspirant aucunement au réalisme conjectural. Le rétrofuturisme, pour sa part, nous invite à une réjouissante lecture exhumant les songes futuristes d’antan, notamment sous la forme de métafictions élégantes et érudites. Cependant, ce domaine fictionnel ne nous dit rien des futurs qui nous attendent. Sa vocation consiste avant tout à ressusciter un paradis perdu, celui de l’âge d’or de l’imaginaire futuriste, quand il fabriquait les images de lendemains que l’on promettait glorieux. Née d’une déception – le mythe de l’an 2000 n’a pas été à la hauteur des espérances –, la volonté de réenchantement de cet imaginaire, en revitalisant de vieilles lunes, n’a rien de pertinent, d’autant plus qu’elle vise à promouvoir, sous l’angle de la nostalgie, le rêve de la techno-utopie et du Progrès positif. Cette démarche, nous en retrouvons l’essence dans le film À la poursuite de demain, qui multiplie les références à l’âge d’or (le jet-pack, l’exposition universelle de New York en 1964), tout en célébrant les vertus d’une techno-utopie nommée Tomorrowland, hommage direct au rêve futuriste porté en son temps par Walt Disney.

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Une image qui évoque au Faquin la place de cette Inadaptée de la nouvelle éponyme de Jérôme Verschuren dans l’anthologie Star Ouest !

« Nous ne pourrons pas dire à nos enfants que nous ne savions pas » (COP21PARIS, 2015)

Que nous reste-t-il, sinon la fiction post-apo ? Mais de là à l’introniser comme le domaine-phare de la science-fiction, n’est-ce pas exagéré ? Oui et non. Il suffit d’assumer le point de vue adopté, à savoir le sentiment que l’effondrement est inéluctable : il est en effet difficile de croire l’évitement possible, tant les menaces qui pèsent sur l’avenir de la civilisation sont aujourd’hui nombreuses, à la fois externes (la crise climatique) et internes (la vulnérabilité du système du fait de sa complexité).

Cependant, ayant dépassé le quota de signes qui m’était alloué, je vous invite, cher lecteur, à patienter jusqu’à janvier prochain pour découvrir les raisons qui me poussent à faire de la fiction post-apo le domaine-phare de l’imaginaire futuriste.

Pour l’heure, observez donc ce temps exceptionnellement doux en vous demandant si c’est bien normal. Le doute s’insinuant, vous passerez alors commande auprès du père noël pour qu’il dépose au pied du sapin les deux ouvrages que je vous recommande vivement : L’Effondrement de la civilisation occidentale et Comment tout peut s’effondrer – tant que j’y suis, ajoutons à la liste L’Âge des low tech (Philippe Bihouix, 2014). Je vous promet une lecture de textes aussi déprimants dans leurs constats, que stimulants dans leurs propositions !

To be continued…

Raphaël Colson,
11 décembre 2015.

–> SUITE <–

A voir : Conférence sur Blade Runner avec Raphaël Colson,
Des possibles origines historiques du post-apo.
Post-Apo : Mad MaxGueule de TruieLa RouteUn Eclat de givreLe Post-Apocalyptique,
Les RetombéesPigeon, Canard et Patinette 
et l’édito d’Estelle Faye sur l’espoir en SF.
Cyberpunk : Cyberpunk – 1988Programmeur de mémoire, l’interview de Jessica Brody,
Neuromancien, Inner CityLa Voix brisée de MadharvaRapport minoritaire / Souvenirs à vendre
et  Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques? / Blade Runner.
Pour réfléchir sur l’angoisse de l’anticipation : Au-delà de Blade Runner.

32 commentaires

  1. Ce qu’il faut trouver au plus vite, c’est ce « pourquoi » les gens se préparent + à un futur apocalyptique plutôt qu’à un futur magnifique.
    Pourquoi une telle vanité, soumission à la paresse, orgueil qui n’aide pas au changement est il encore – aujourd’hui – cultivé? Ceci au détriment de la joie, du bonheur, du partage, de l’Amour simple de la vie?
    Un grand savant a un jour dit que si un être humain n’est pas capable de s’émerveiller face à la vie, il ne vaut pas plus que la mort. Peut être, qu’une trop grande majorité de gens à tout simplement oublié ce que c’est s’émerveiller face à la vie ce qui revient à dire qu’il a oublié qui il est. Pire, les gens les plus destructeurs, sont ceux qui en ont les + grands moyens! Alors si vous vivez humblement et consciemment, pensez que vous êtes dans le juste.
    Qu’est-ce qui nous pousse donc à oublier qui nous sommes?
    La réponse est elle qu’il faut effacer toutes les distractions? : selon moi, elles sont nées en même temps que l’électricité… Notre civilisation ne sera plus notre en terme de possession mais si l’on veut vivre, il faut faire preuve d’abandon de cette civilisation, et c’est faisable.

    1. Voilà qui est bien pensé et bien parlé ! Je transmets à l’auteur !
      Mais une partie de la réponse à tes interrogations, certes parfois rhétoriques, arrive dès le mois de janvier !

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