La Voix brisée de Madharva

La Voix brisée de Madharva

Mathieu Rivero

Finaliste du Prix Exégète 2016

Vous en avez marre du cyberpunk ?

  • Oui : bon alors, serrez des fesses encore quelques minutes, voici venu le dernier article s’intéressant à ce genre avant un bon bout de temps, foi de faquin. Et croyez-moi, vous allez les regretter ces articles capiteux où je m’emporte sur des conceptions toutes plus incertaines les unes que les autres.
  • Non : eh bien, chers et avides lecteurs, déjà vous faites partie de ceux que j’ai toujours aimés, sachez-le. Non pas que je fasse du favoritisme, hein, comprenez-moi bien, mais quand même. Sinon, sachez également que le ce n’est pas vraiment le tout dernier article sur le sujet. Juste le dernier avant un break estival estampillé Prix Exégète.

Et pour ceux de la première catégorie qui se sentent trahis par les révélations faites à la deuxième… bah déjà c’est très mal de lire ce qui ne vous est pas destiné. Ensuite, bon, on ne va pas se mentir, j’ai menti. Disons que comme vous en aviez marre, on est quittes. Mais je vous aime bien quand même, contrairement à ce que j’ai pu sous-entendre dans la seconde proposition. Faut bien ménager la chèvre et le choux hein ? Et je ne dirai pas qui est la chèvre, qui est le choux ou qui est la belette. Remarquez, j’adore les vidéos de petites chèvres sautillantes et rieuses alors ce ne serait pas vraiment insultant à mes yeux – les seconds, vous êtes mes chèvres naines !

Bref, après cette introduction tout à fait adolescente dans sa maturité et sa pertinence par rapport au propos du jour, peut-être est-il temps de s’y remettre. Cet article a pour but, bien entendu, de parler de La Voix brisée de Madharva de Mathieu Rivero mais pas seulement. Il se donne aussi pour mission de terminer notre réflexion sur le cyberpunk que nous avions entreprise avec Neuromancien et poursuivie avec Inner City. Et, si Tolkien a bien pu nous apprendre quelque chose, vous vous en doutez certainement si vous avez jeté un oeil à tout ça, c’est que s’il y a un Premier et un Deuxième âge, en viendra probablement un Troisième.

Habile, non ?

Une voix brisée pour un genre en pleine résurrection. Et une bougie, parce que merde.

Une voix brisée pour un genre en pleine résurrection. Et une bougie, parce que merde.

La Rivière brisée

La Voix brisée de Madharva est paru en 2015 aux éditions Black Coat Press dans la collection que dirige Philippe Ward – qui nous avait gratifié d’un joli édito sur New York et d’une interview – : Rivière Blanche. Dans cette collection, nous avions déjà eu la chance de croiser pas mal de textes, notamment Un rêve mandarine de Francis Valéry et L’importance de ton regard – que nous avions abordé avec L’Île Close et Récital pour les Hautes-Sphères et autre nouvelles – de Lionel Davoust.

Quant à Mathieu Rivero, nous l’avions rapidement croisé lors d’une interview et dans un édito sur la fanfiction qui avait fait un joli petit chiffre de lectures à sa sortie. Un édito qui valait sa pertinence au fait que son premier roman publié, Or et Nuit, publié chez Les Moutons Electriques, se base sur les Contes des 1001 nuits qu’il réécrit d’une certaine façon. La Voix brisée de Madharva est le second roman écrit par Mathieu Rivero mais a été publié en premier (octobre 2014 en numérique et 2015 pour le papier) en raison d’un parcours particulier. En effet, l’auteur a rencontré le dénommé Philippe Ward dans un speed dating entre jeunes auteurs et éditeurs lors des Imaginales 2013 ou 2014, qui a accepté de publier le texte chez Rivière Blanche ainsi qu’une publication en numérique chez Walrus au préalable. Et tout cela prend du temps, mes bons amis !

C’est donc un texte avec une histoire éditoriale qui passe à la fois par les réseaux classiques – salon, discussion – et par les réseaux modernes – édition numérique pré-papier – qui nous parvient aujourd’hui avec une couverture signée Maïlys Vialait, graphiste lyonnaise. Et… comment dire… Bon. Pour faire simple l’illustration est assez fidèle à la collection : spéciale, un peu aride et datée. Ce qui est fort dommage, convenons-en, parce que Rivière Blanche est une collection qui joue un rôle important dans le monde de l’édition française en allant dénicher nombre de nouveaux talents des littératures de l’imaginaire françaises (oui oui, Lionel Davoust, c’est elle).

Mais pourtant, comme nous le disions pour Un rêve mandarine, qu’est-ce que c’est moche. Imprimé en Angleterre en P.O.D. (print on demand), la couverture comme l’intérieur du livre laissent à désirer : l’encre déteint sous le doigt et brille un peu trop d’être trop grasse, le papier trop lisse pour réellement la retenir et le format est trop rectangulaire pour être pratique.

Malgré cela il convient de préciser quelque chose : j’aime énormément cette collection. J’aime énormément ce qu’elle tente de faire, de mettre en avant. J’aime énormément ses petits défauts et ses maladresses de réalisation ? Pourquoi ? Probablement parce qu’il s’agit d’une des dernières collections à proposer un contenu aussi varié et prenant autant de risque avec de jeunes auteurs. Elle me fait penser à d’autres qui ont pu exister et dont elle ne ternirait pas la réputation, chez Fleuve Noir ou ailleurs.

Si Rivière Blanche est moche, c’est une belle gueule cassée de l’édition moderne, complètement anachronique et décalée dans le paysage souvent très pro – je ne sous-entends pas que Rivière Blanche ne l’est pas, je sais bien qu’elle l’est, me faites pas dire ce que j’ai pas dit, simplement que souvent l’édition française à tendance à faire dans le look pro jusqu’au bout des ongles, parfois jusqu’à la nausée – des littératures de l’imaginaire et elle apporte par là son lot de présents inattendus et de découvertes salvatrices.

Et croyez-moi, La Voix brisée de Madharva est de ceux-là.

Une collection plus fine qu'il n'y parait.

Une collection plus fine qu’il n’y parait.

La Voix blanche

En effet, pour un roman jeune, La Voix brisée de Madharva est une vraie suprise. Mathieu Rivero y fait preuve d’une maturité assez rare au vu de sa courte expérience de la chose. Pour tout dire, du genre de maturité suffisamment rare qu’on ne la voit pas tous les jours. La seule autre fois où j’ai lu une telle assurance directe était Porcelaine, le premier roman d’Estelle Faye, dont on connait la route depuis. Je ne compare pas Porcelaine et Madharva et ne suis pas devin quant à la carrière de Mathieu Rivero, mais tout de même, il me fallait bien le dire.

Vous me direz désormais : mais qu’est-ce qui rend le style de Rivero, sa plume, aussi assurés ? Probablement sa caractéristique principale qui réside en une simplicité d’écriture totale dont on pourrait dire, si l’on n’avait l’oeil exercé, qu’elle flirte parfois à la naïveté. Sauf qu’il n’en est rien. A de multiples reprises, Mathieu Rivero prouve de façon jamais dérobée qu’il sait ce qu’il fait.

Ce n’est pas pour rien que, parmi bon nombre de lectures qui explorent et illustrent selon moi la troisième vague du cyberpunk, ce fameux troisième âge, j’ai choisi cet ouvrage. Rappelons rapidement ce que l’on disait dans les lignes de notre article sur Inner City :

Troisième âge : suite au Deuxième âge, on remarque une absence notable dans la littérature de la fiction cyber pendant une bonne demi-douzaine d’années (bien sûr des productions existent mais plus sous les mêmes quantité ni avec les mêmes retombées) et ce n’est qu’au début des années 2010 que la fiction cyberpunk réapparaît sous une nouvelle forme, in media res, comme moyen de projection sociale sans discours sur la forme (Unremembered, 2013, Tuning Jack, 2005, La Voix brisée de Madharva, 2015). Il s’agit dès lors d’un moyen de porter un message très actuel en se servant d’une forme désormais classique, le cyberpunk. Au cinéma, il faut attendre les années 2010 pour voir des productions émerger, qui souvent déforment le message initial du mouvement (Total Recall : Mémoires programmées, 2012, Ghost in the Shell, 2017).

Nous annoncions déjà la couleur. Ensuite j’expliquais pourquoi Jean-Marc Ligny nous avait livré un chef d’oeuvre, pièce maîtresse de la seconde vague cyber. Bon, il faut probablement faire la même chose pour Mathieu Rivero. Encore que le terme de chef d’oeuvre est peut-être surévalué (pas de GPI, et un roman qui est passé somme toute relativement inaperçu, ce qui est bien dommage).

Entre références au jeu vidéo, à Philip K. Dick et ses adaptations – notamment grâce à cette fameuse scène des yeux, comme on avait pu le voir dans Total Recall de Verhoeven ou encore Minority Report de Spielberg, qui montre bien que, même par ses adaptations, le génial écrivain californien a préfiguré le mouvement cyber en nous livrant sa très personnelle image du futur – Mathieu Rivero s’attarde tout bonnement à nous décrire une société dans laquelle, iniquement, un homme désabusé et qui vit sa vie de petits boulots essaie de survivre à une histoire plus grosse que lui.

Le tout se passe dans un contexte social extrêmement tendu dans lequel on suit, en trame de fond, l’affrontement de deux camps : ceux qui sont favorables à l’augmentissisme, c’est-à-dire le fait d’améliorer son corps et ses capacités à l’aide d’outils technologiques implantés à l’intérieur de celui-ci, et ceux qui y sont farouchement opposés. Au milieu de tout ça de jeunes gens sont pris à partie, à l’insu de leur plein gré, certains molestés, d’autres apeurés. Médias et pouvoirs économiques s’emparent du phénomène et le montent en épingle et… Euh…

Quuuuueuuuuuuuuuwaaaah ? Un discours social très actuel ? Well, c’est bien ce que je dirais si j’avais l’habitude d’analyser la science-fiction sous un oeil sociologiq… Comment ? On me souffle dans l’oreillette que, tout compte fait, c’est le cas. Bon.

L’auteur nous livre avec Madharva une vision éclatée de ce qu’il semble redouter, entre les lignes. Des lignes de fuite éperdues entre les vérités assénées. Il nous protège par son aspect pseudo futuriste et la saleté de ses rues blade-runneresques. Il nous prend par la main face à l’inévitabilité de la situation intrédiégétique et nous invite à nous retourner sur le monde, derrière notre épaule, dont l’encre grasse et suintante des pages trop lisses de la Rivière Blanche n’est que le reflet.

Sauf que. Sauf que là où certains se contentent de montrer, de tapisser l’arrière-plan d’à-peu-près-tentures, Mathieu Rivero lui, nous le rempli. L’arrière plan, hein. Je disais un peu plus haut : « ce n’est qu’au début des années 2010 que la fiction cyberpunk réapparaît sous une nouvelle forme, in media res, comme moyen de projection sociale sans discours sur la forme […]. Il s’agit dès lors d’un moyen de porter un message très actuel en se servant d’une forme désormais classique, le cyberpunk. » La Voix brisée de Madharva est exactement cela : un outil de projection sociale. Son auteur, autour d’un repas ou d’une bière, peut-être même des deux qui sait, me confiait humblement, un timide sourire aux lèvres : « N’en attends rien, ce n’est qu’un petit roman cyber très pulp. » Bon je n’en attendais rien. J’aime bien le pulp.

Mais si tu veux écrire un pulp pur, mon bon Monsieur Rivero, fais comme Laurent Whale et ses Pilleurs d’âmes ! Fais de l’esbroufe, de la poudre, des punchlines et sort un bon roman aussi vif qu’une nonne en plein Rock am Ring ! Mais si tu pars sur du cyberpulp – Vil Faquin, humoriste – attends-toi à ce qu’on parle du reste. Oui ! Choisir une trame, un con texte cyber n’est pas anodin. Ecrire de surcroît les aventures d’un personnage aussi désabusé qu’un héros de la première vague, c’est mettre le doigt sur l’essence même de ce qui fait ce Troisième âge cyber.

De plus, quand on se permet d’éviter l’écueil du « tout expliquer », d’écrire en finesse et sans avoir à en faire des caisses – le cyber est un moyen, pas le message – que dire de plus ? Peut-être préciser que les annexe qui développent et donnent des pistes à l’intrigue n’expliquent jamais pas plus qu’elles n’éclairent. Et pourtant elles sont là, délicieuse clôture à un roman qui passe trop vite.

Un petit aperçu de l'évolution d'un courant...

Un petit aperçu de l’évolution d’un courant…

Au-delà de l’ersatz itérant

J’en ai lu des cyber crasses. Des trucs bancals, éclopés, sous sérotonine ou sous stéroïdes, c’est selon, des machins circonvolus voire velus, des bidules qui font pouf. D’autres textes, très bien eux, mais trop particuliers pour être clairement représentatifs de ce que j’entends par Troisième âge cyber.

Et puis paf, Rivière Blanche, paf Mathieu Rivero et paf dans ma face La Voix brisée de Madharva. Dans une époque de marasme cyber, un bel éclat qui retiendra l’attention à la fois du lecteur averti et du novice. Par un retour aux sources mêmes de ce qu’est l’esprit cyber, la désillusion profonde et les atmosphères urbaines angoissantes, le roman opère une formidable synthèse entre deux éléments qui étaient faits pour se rencontrer et s’entendre : la culture cyberpunk et la génération Y.

Quand on pense à ces cyber soirées dans le monde underground Est-allemand qui pullulent et à bien d’autres exemples, on se dit qu’il y aurait énormément à brasser pour faire le tour de ces sujets. Et pour ceux qui croyaient encore que c’était là mon dernier article sur le cyberpunk, un bisou amical sur votre front.

Vil Faquin

Du même auteur : Interview de Mathieu Rivero et Edito sur la fanfiction
et Tout au milieu du monde.
Dans la même collection : Un rêve mandarineL’Île Close et
Récital pour les Hautes-Sphères et autre nouvelles.
Sur le cyberpunkCyberpunk – 1988Le Programmeur de mémoire,
NeuromancienTuning Jack.
Sur l’impact de l’oeuvre : Au-delà de Blade Runner.
Raphaël Colson : Un avenir qui nous échappe & Un avenir retrouvé.
Philip K. Dick : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?,
Minority Report
Souvenirs à Vendre / Total Recall.
A voir : Conférence sur Blade Runner avec Raphaël Colson.

Remise du Prix Exégète : Pourquoi écrire, éditer, à l’ère du numérique ?