Des contre-cultures épiques contemporaines #2

Ou comment assimiler le romantisme anarchiste.

Vil Faquin

Partie #1

III – Le romantisme anarchiste ou poétique du soulèvement dans la fiction à travers l’exemple proto-typique du bon pirate.

Certes, le mouvement cyberpunk est entièrement fictionnel. Certes – bis -, il présente la pensée de l’anarchie sous une forme dérobée et se sert de son image pour développer un argumentaire propre qui, certes – ter -, reprend une partie de la pensée anarchiste. Mais ce faisant il altère la pensée d’origine en la déformant pour la faire rentrer dans son paradigme et c’est cette altération qu’il transmet d’abord au monde littéraire puis au grand public à l’échelle mondiale à travers son succès considérable.

L’anarchie est désormais connue du grand public comme ce rassemblement de punks des années 1980, qui refusent de se soumettre à l’autorité d’une société qu’ils ne cautionnent pas.

Avant de poursuivre la démonstration à travers une étude de cas, peut-être convient-il de revenir un instant sur la figure de l’insoumis telle qu’on l’entend ici. Pour être tout à fait clair, l’insoumis, le rebelle, est une figure classique du cinéma américain et, donc, de la culture américaine. Dans un entretien1 daté de mars 2016, Laurent Aknin, critique et historien du cinéma, explique que le héros rebelle traditionnel du cinéma américain, c’est John Wayne, toujours solitaire et individualiste. Ce sont les circonstances qui le pousseront systématiquement à s’impliquer et à devenir une figure à suivre. Il n’y a pas vraiment de notion de rébellion mais plutôt une notion de communauté, à défendre face aux invasions de toutes sorte, notamment de la part d’une société extérieur. Ce n’est pas de ce type de rébellion et d’insoumission dont nous entendons parler.

Celle dont nous souhaitons brosser un rapide portrait est la rébellion « juste », celle qui fait frémir le lectorat ou le public. Celle qui permet à un héros de se dresser face à l’adversité pour contester l’autorité et l’ordre établi dans un but apparent d’égalité plus prononcée et de partage des responsabilités futures. Quelques éléments, on l’a vu caractéristiques de la pensée anarchiste. Les exemples ne manquent pas même si bien souvent les dialogues et scripts auront tendance à ne pas citer le terme en lui-même. Dans l’ensemble des 33 épisodes de la série télé Spartacus : les dieux de l’arène2 – 39 si l’on compte le préquelle – le mot n’est jamais lâché mais l’autorité romaine fait très souvent référence à l’esclave révolté et ses compagnons en utilisant un champ lexical très proche de celui utilisable pour décrire un système anarchiste. La saison deux (intitulée Vengeance) s’ouvre (épisode 1 : Fugitivus) d’ailleurs sur ces mots d’un patriarche romain mentionnant avec dédain la révolte victorieuse des esclaves menés par le thrace à la fin de la première saison (Blood and sand) :

This is a simple tumultus.

De simple tumulte, le soulèvement de Spartacus se transforme au fil de la série en insurrection juste dont la cause est censément soutenue par les spectateurs. Tout un ensemble d’effets d’empathie positive – avec les rebelles – et négative – avec les représentants de la déclinante République romaine – se met en place pour nous présenter une image d’Epinal de la rébellion juste.

C’est cela que j’appelle poétique du soulèvement et qui développe, sur les écrans notamment, une nouvelle forme de romantisme lié – de façon très indirecte si l’on considère les idées véhiculées mais assimilé comme telles par le public – à l’anarchie.

Un autre exemple parlant de cette poétique prend place dans la saison 3 de Black Sails3, à l’épisode 5 (intitulé Pourparlers en français, les épisodes originaux n’ayant pour nom que leur numéro). Pour présenter rapidement la série, sa narration s’axe autour de John Silver et du Capitaine Flint, tous deux célèbres pour être venus à la vie dans le merveilleux ouvrage de L’île au trésor de Robert Louis Stevenson en 1883. Black Sails se donne comme but de raconter la rencontre et les premiers partenariats entre Flint et Silver qui précèdent l’intrigue du roman. Au cours de la troisième saison, l’Empire Britannique arrive à prendre possession de Nassau, île confisquée au pouvoir de Sa Majesté et joyeusement occupée depuis plusieurs décennies par d’honnêtes pirates qui vivent depuis peu sous l’autorité d’un conseil dirigeant dont les membres sont parmi les plus influents et respectés de l’île. Ces honnêtes pirates (j’adore cet oxymore) sont alors placés face à un choix : soit ils rejoignent l’autorité honnie de la Couronne, soit ils sont déclarés hors la loi, traqués et exécutés en place publique.

Certains refuseront bien entendu et une lutte entre les deux camps va se mettre en place. A la tête des insurgés gentilshommes de fortune le capitaine Flint se dresse bien sûr et, après avoir découvert une colonie d’esclaves marrons, il s’entretient avec leur dirigeante :

« _ [The governor} has [..] responsibility for an administrative nightmare that isn’t going away just because he wants it to, and an island full of hunters that may be placated for now, but could be awoken.
That I could awaken.

_ How do you propose to do that?

_ They pledged to follow me when they thought I was alive. They turned when they thought I was gone.”

La première chose sur laquelle Flint appuie est bien entendu la pression du système en lui-même, non seulement sur ses semblables mais aussi sur ses membres volontaires – en l’occurrence le gouverneur. A ce point, nous ne sommes pas encore dans la rhétorique de la rébellion car le soulèvement que Flint espère, il compte l’obtenir sur grâce à un serment prêté. La discussion évolue ensuite :

_ Let’s say that by some miracle we could dislodge the British from Nassau. I could not possibly hope to defend it with my numbers.

_ Your numbers? For every man in your camp, there are thousands somewhere in the West Indies living under the same yoke, chained in fields, pressed on ships, sold into indenture.
When they see a sitting governor protected by His Majesty’s Navy, deposed by an alliance of pirates and slaves, how many consider joining that fight? How many thousands of men will flock to Nassau, join your ranks, and help you defend it? What does a colonial power do when the men whose toil powers it lay down their shovels, take up swords, and say, « No more »?
Bring down Nassau, maybe you bring it all down.”

Soudainement, la rhétorique s ‘enflamme et nous basculons dans un tout autre argumentaire : celui du juste combat contre l’oppression d’un système qui vient imposer sa violence et ses chaînes à une liberté justement choisie. Le soulèvement de Flint et des esclaves apparaît comme la bonne chose et c’est vidée de toute idéologie – ou du moins ramenée à son expression la plus simple et manichéenne, empathisante – que la poétique du soulèvement s’exprime : intégralement dénuée de questionnement, le spectateur se laisse emporter au côté du capitaine pirate par son discours enflammé de colère contenue. D’un point de vue purement cinématographique, tout est là pour favoriser l’inflammation : Flint regarde vers la droite (l’avenir) alors que la frileuse cheffesse des esclaves regarde vers la gauche (le passé) et les flammes jouent de façon opposée sur leur visage ; le début de la scène est a capella puis la musique (d’instruments mécaniques comme c’est l’usage sur cette série) grinçante arrive et porte le discours de Flint à mesure qu’il s’enflamme ; d’ailleurs le plan de trois quart sur les visages des deux personnages évolue à un plan de profil pur (deux faces d’une même pièce) quand leurs intérêts (leurs luttes) semblent converger et la flamme vacillante et floue d’une bougie au second plan semble virevolter devant la bouche de Flint qui essaie de galvaniser son auditoire. Le but : amener le frisson, faire monter la sauce.

« …maybe you bring it all down.”

Cet exemple, volontairement récent afin qu’il fut plus parlant, pourrait être multiplié sur les dernières décennies dans la pop-culture, notamment depuis que des mouvements contestataires ont revu le jour sous les courants dominants de la culture occidentale (puisque c’est de cela qu’on parle). Le cas de Spartacus, quoiqu’on puisse penser sur la qualité de la production, est tout autant révélateur.

Cependant, s’arrêter sur Black Sails nous permettait de mettre en exergue le point suivant : toute cette poétique visant à déclencher un sentiment de nostalgie propre au romantisme est basée autour de fictions tissées, parfois autour d’éléments réels – Spartacus a réellement existé, Barbe Noire, que croisent Flint et Silver, aussi – mais souvent inventés de toutes pièces4. La Fiction devient dès lors le siège d’un nouvel imaginaire rouge et noir…

Suite : Partie 3.

PS : d’ailleurs, pirates et anarchie, ça marche bien ensemble, petit exemple.


2 Créée par Steven S. DeKnight et diffusée entre 2010 et 2013 sur STARZ.

3 Créée par Jonathan E. Steinberg et Robert Levine et diffusée depuis janvier 2014, également produite par Starz.

4 Black Sails est une œuvre de fiction dérivée d’un roman tout aussi fictif mais suffisamment ancien pour que l’autorité de son nom appuie, en quelque sorte, le propos de la série.

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