Un éclat de givre

Un éclat de givre

Estelle Faye

Finaliste du Prix Exégète 2015 !

Cela fait des mois et des mois qu’une collègue libraire me dit que je devrais lire Porcelaine d’Estelle Faye, que ce conte chinois est très beau et qu’il me touchera, que la sensibilité à fleur de peau de la plume donne un aspect quasi irréel à l’histoire qui en fait un petit bout de rêve éveillé, ce genre de choses. Alors, après des mois d’une pression insoutenable, j’ai fini par craquer et par acheter du Estelle Faye. Mais comme je suis un gros con, j’ai pris Un éclat de Givre, son deuxième roman.

J’en profite au passage pour annoncer que l’auteure sera en dédicace le 6 décembre prochain à la librairie des copains de chez Trollune, où la jeune libraire fait plutôt du bon boulot – mais lui dites pas que j’ai écrit ça, sinon elle va plus se sentir. Je vous conseille d’aller y faire un tour, j’ai eu l’occasion de la croiser aux Intergalactiques et c’est quelqu’un de vraiment ouvert, sympathique, un poil timide mais pas trop, enfin un être humain quoi !

Le livre dans le livre. Bookception, toussa.

Le livre dans le livre. Bookception, toussa.

Du ramage

Un éclat de givre porte bien son nom. Mais ça, vous le comprendrez à la conclusion. Là j’instaure juste le suspense. Ou du moins j’essaie. Bref, cet ouvrage est publié chez Les Moutons Electriques dans leur collection de La Bibliothèque Voltaïque. Les Moutons – bêêêê ! – sont une maison d’édition française encore une fois assez jeune, comme c’est souvent le cas avec nos éditeurs spécialisés, mais pas autant que Critic par exemple. Ils ont une dizaine d’année d’existence au compteur et font désormais partie du collectif des Indés de l’Imaginaire, regroupant également Actu SF et Mnémos (deux éditeurs dont on a déjà parlé ici). Ce qu’il y a de bien avec les Indés, c’est qu’ils sont partout. De septembre à novembre ils ont été d’Octogônes aux Intergalactiques, en passant par les Utopiales et le Salon du Fantastique ! Et ils se déplacent toujours avec une tripotée d’auteurs volontaires et agréables. C’est cool.

Pour revenir à nos moutons – comment ça je sors ? – Un éclat de givre est un bel ouvrage. Y’a deux types de grands formats dans cette collection. Les deux sont chouettes mais j’avoue avoir une préférence malgré tout pour celui-ci. Déjà, c’est un hardcover. Et bordel que j’aime ça. Alors oui, c’est pas facilement transportable, c’est plus facilement abîmable (et encore). Cependant, en amateur de livres-objets matérialiste et cupide que je suis, j’avoue avoir énormément d’affection pour ce genre d’édition en couverture solide, surtout pour des ouvrages conséquents (comme Gagner la Guerre de Jaworsky par exemple, en couverture rigide il est bien, en souple beaucoup moins !). La couverture couleur amovible cache une couverture sobre, très livre ancien, du meilleur effet dans une librairie.

L’ouvrage en lui-même compte 245 pages et a été imprimé en République Tchèque. Je tenais à souligner ce point parce que les Moutons semblent vouloir faire un tour du monde des imprimeur pour leurs publications. Visez plutôt ce quelques exemples :

  • Un éclat de givre (E. Faye) : République Tchèque.
  • Porcelaine (E. Faye) : France.
  • Wastburg (C. Ferrand) : Espagne.
  • Janua Vera (J.-P. Jaworsky) : Chine.
  • Gagner la Guerre (J.-P. Jaworsky) : Slovénie.
  • Même pas Mort (J.-P. Jaworski) : République Tchèque.

Reste à savoir comment l’éditeur s’y prend pour trouver ses imprimeurs, par appel d’offre peut-être. Enfin, toujours est-il qu’à l’heure actuelle, un petit éditeur voulant survivre peut facilement délocaliser ses impressions pour revoir son budget à la baisse, mais un éditeur de la trempe des Moutons, avec leur assise économique désormais, pourrait se permettre de faire imprimer ses ouvrages en France. Après, il est vrai que dans le cas de Gagner la Guerre par exemple, épuisé à la fin de l’été en hardcover et retiré pour être à nouveau disponible avant les fêtes de fin d’année, il peut être difficile de trouver un éditeur français avec un trou dans son planning pour un tirage de cette importance ; je veux dire par là que le choix de l’imprimeur est parfois tributaire du contexte. Parfois.

On a donc un bel objet dans une collection où la mise en page est vraiment intéressante : la marge intérieure, celle de la reliure (donc à droite sur la page de gauche et à gauche sur la page de droite, non l’autre droite), est bien plus grande que son homologue extérieure. Cela aère considérablement la mise en page et apporte un confort de lecture véritablement duveteux. On peut également signaler le grain du papier, qui est épais et surprend dans les premières pages – j’ai tourné deux pages ou pas là ? – mais qui est lui-aussi très agréable. Un confort de lecture, consolidé par le pointillisme de l’édition (de nombreux détails inutiles apportent une touche chaleureuse), qui m’a (r)amené à un fétichisme que je pensais avoir définitivement mis de côté : j’ai délaissé mes habituelles cartes Magic qui me servent de marque page pour aller chercher un joli marque page des chez Mnémos. Et croyez-moi, pour que je sorte le marque page, faut vraiment que je ressente l’envie de ne pas gâcher un objet si bien fini.

Je parle, je parle – as usual – mais je n’ai toujours pas parlé du plus important : l’illustration de couverture. Aujourd’hui fuck off les « il ne faut pas juger un livre par sa couverture/reliure attention olalala ! » Aujourd’hui vous avez le droit. La reliure sobre et classique, délicieusement nostalgique fait ton sur ton avec Un éclat de givre. Je ne pense pas que ce soit le cas de tous les ouvrages de la collection, mais dans ce cas précis, ça fonctionne alors ne nous en privons pas. Terminons donc par parler de l’illustration de couverture. Elle est l’oeuvre d’Aurélien Police et est parfaite pour le roman. Voir Montmartre et sa basilique, image d’Epinal du romantisme à la française, doucettement violée par les années et le lierre ainsi que ces tentacules végétales, il n’y a rien à redire. Plantez-vous dix minutes devant la couv’, listez toutes les impressions qui vous viennent en tête à sa vue, vous en retrouverez une bonne partie dans le roman. On en parle trop peu, mais un excellent boulot.

Quelques ouvrages de la collection Bibliothèque Voltaïque. Les hardcovers sont les plus grands.

Quelques ouvrages de la collection Bibliothèque Voltaïque. Les hardcovers sont les plus grands.

 Du Plumage

Une fois n’est pas coutume – autrement dit, ne prenez pas l’habitude – je vais essayer de parler un peu du style de l’auteure. Si vous avez jeté un oeil aux mots-clefs tagués à la fin de cet article, vous aurez sans doute remarqué qu’y figure le terme de post-apo. Si vous aviez déjà lu le livre, vous auriez pu quand même faire un effort et aller remarquer le mot dans les mots-clefs, non mais. Alors le post-apo, ça vous fait penser à quoi ? Guerre civile, meurtre, crasse, inimitié, destructions, explosions, goujateries en tout genre, amour impossible, moyen-âge technologique, solitude, impuissance et maskagaz… liste non exhaustive.

Vous pouvez penser aussi, comme dans La Vague Montante de Marion Zimmer-Bradley à des termes plus positifs : reconstruction, réappropriation d’une planète que nous avons poussé à bout, spark of hope, post-écologie (tiens, c’était pas le thème des Intergalactiques ça ?), visée écologiste (parfois même altermondialiste – faites gaffe aux GM), solitude, impuissance et maskagaz, et tutti quanti.

Au final, vous auriez raison. Un éclat de givre reprend tous les poncifs du post-apocalyptique – hey, y’a un super article sur le sujet ici – et, dans les thématiques abordées il rentre dans le joli petit moule habituel. Encore une fois, si vous lisez La Route de Cormac McCarthy – oui j’en parle dans tous mes articles en ce moment, et alors ? – vous retrouverez les mêmes thématiques, de près ou de loin. Pourtant, ce n’est pas dans le choix des thématiques que ce roman donne toute sa mesure.

Pour faire simple, l’histoire est celle d’un jeune homme, Chet, dans le Paris de 2267. Estelle Faye donne en effet dans le post-apo, certes, mais à l’aulne d’une transcendance d’une poésie rare. Tout est vu, jugé, écrit et décrit selon l’angle de vue, émotionnellement saturé, d’une jeune homme en perte de repère complet, perdu dans une vie qu’il ne comprend qu’à moitié, dans cet univers ou règne le chaos. Et dans toutes cette transcendance, dans tout ce maelström noir et sauvage, la seule chose qui guide, du début à la fin, Chet, c’est un romantisme naïf (dans le bon sens du terme) en décalage total avec l’univers qui l’entoure. Paris n’est plus que fange et débris, l’Ancien Monde est perdu et les relations sociales sont gérées sans cesse dans le conflit et la violence, l’excès, l’alcool et le stupre. Et pourtant au milieu de tout cela émerge une dramaturgie digne des plus beaux romans romantiques. Pour illustrer je vous fais profiter du dernier paragraphe du premier chapitre, celui qui m’a définitivement perdu dans les limbes de cet ouvrage pour ne me recracher qu’après le point final.

« Voilà, je m’appelle Chet, j’ai vingt-trois ans, nous sommes le 6 juillet 2267. Deuxième moitié du vingt-troisième siècle. Mon siècle. Je chante le soir dans les bars. Je pense à Tess, je flirte avec des inconnus. Et au matin je vomis.« 

Toute la force terrible de l’ouvrage est là. On note spécialement le choix assumé des phrases courtes, parfois nominales, souvent percutantes. Et la solitude du propos. Chet ne chante pas dans des bars particuliers. Il chante dans les bars, là où ses pieds le porte, aléatoirement. Il est perdu, que ce soit physiquement ou émotionnellement. Ce sentiment prend aux tripes.

Egalement, je veux parler du choix de la sexualité du héros. Et au-delà, même, de la sexualité tout court. Chet est un jeune adulte complètement perdu, on l’a vu, épuisé par sa vie décousue et souvent seul. Du coup Estelle Faye a choisi de le laisser compenser ses faiblesses avec un palliatif des plus significatifs : le sexe. Le héros est lubrique, tout un tas de chose l’excite, des ambiances, aux doigts d’un pianiste sur son clavier, d’une chanson à la cheville d’une amie, sa mansarde, l’assurance virile d’un ami, la délicatesse d’une jeune fille perdue en ville. Et comme on est plongé dans sa tête, on sait tout, on lit tout, sans jamais tomber dans la facilité, à savoir le fameux « du cul pour du cul« . Sur la sexualité du héros plus spécialement, c’est la première fois dans mes lectures – dans les littératures de l’imaginaire – que je tombe sur un héros clairement bisexuel. D’ailleurs toute l’ambivalence du premier chapitre porte là-dessus, on ne sait pas de quel sexe est le narrateur, non pas que cela ait une importance capitale pour apprécier le chapitre, mais l’auteur nous laisse des demi-indices qui n’apportent que des quarts de solution. Une frustration encourageante qui donne envie d’aller plus avant. J’aime ce héros, qui est tellement humain, rêveur et passionné et à la fois cyniquement réaliste et froid. On a l’impression d’être embarqué au milieu d’un Daniel Aronofsky tellement le storytelling est chiadé à ce niveau. La narration hachée – segmentée en de petits paragraphes, de petits découpages narratifs intra-chapitres, de petits chapitres – donne un peu l’impression de se retrouver dans une série donc chaque partie serait un épisode (la répétitivité en moins), à toujours vouloir voir la suite à cause de cliffhangers insoutenables !

Un espace de lecture aéré et confortable, moelleux tout plein.

Un espace de lecture aéré et confortable, moelleux tout plein. Comme un brownie.

Quand le ramage renvoie au plumage

Et c’est parfois là que le bât blesse. Je m’explique, ne paniquez pas, pas de quoi s’affoler. On a envie de lire la suite. Mais yenapa. Alors j’imagine que c’est voulu, qu’Estelle Faye adotpe ce style par choix et que son roman est construit de la sorte dans un but bien précis. Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, j’ai dévoré Un éclat de givre – c’était froid ! *badum tssss* – et c’est une excellente surprise à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Simplement, le style d’écriture est pour beaucoup dans mon engouement : le cliffhanger et le storytelling ça marche sur moi. Trop peut-être. Même si l’ouvrage se termine d’un point de vue narratif et émotionnel, je reste sur ma faim, parce que cette construction en étapes successives, en épisode m’amène à un point tel d’attente que je veux la saison 2. Je n’ai pas l’impression d’en avoir fini avec le livre et pourtant, j’ai tout lu, même le très court méta-texte.

Mais cette impression qui me reste d’avoir mangé l’entrée froide et l’entrée chaude mais de ne pas trouver le plat principal, ni le fromage et le dessert, elle n’est pas due qu’à l’écriture. Elle est due à des choix assumés de l’auteure. En effet cette dernière nous offre un rendu impeccable – oui, j’ai bien dit IM-PEC-CABLE ! – d’un Paris-et-Banlieue délités. Tout y est, on l’a vue, l’ambiance est parfaite. On découvre des tonnes d’endroits, que l’auteure se plait à décrire – dans un style tout à fait délicieux, si vous n’aimez pas les descriptions statiques (à l’inverses des descriptions dynamiques dont on avait parlé à l’occasion de cet ouvrage), voilà un livre qui pourra vous rabibocher avec elles ! – et qui ont leur intérêt à un moment de l’intrigue et ne réapparaissent plus ensuite. Alors quand ce sont des égoûts ou des ruelles sombres, des lieux dans lesquels l’intrigue passe mais ne s’arrête pas (c’est bien la fonction transitionnelle de ces lieux), ce n’est pas grave. Mais on aimerait en savoir plus sur la Bordure Extérieure – oui, j’ai mes starwars-ismes qui ressortent – qui est passionnante (l’auteure est une sadique à nous laisser des bribes sans nous permettre de nous y accrocher), on aimerait explorer ce Montmartre dévasté, on aimerait un roman entier se passant à l’intérieur de l’Enfer, cette espèce d’Arkham, sorte d’hybride – vous saisirez l’ironie du terme à la lecture – entre la Cour des Miracles et le quartier de la Purge dans le Wastburg de Cédric Ferrand… Bon comme vous le voyez, le fait de nous laisser sur notre faim n’est pas foncièrement un mal ! On en vient même à espérer, qu’à l’instar de Gérard Trignac quand il a réalisé Le Guide de la Cité des Ombres après être tombé amoureux d’Abyme de Mathieu Gaborit (très pratique pour le jeu de rôle qui en est sorti), quelqu’un reprenne le flambeau pour nous en offrir plus. Et en même temps, la beauté réside exactement dans ces mystères… Dilemme ! Lemme !

Pour en revenir au livre en lui même, qui se présente au final comme un journal intime mental du héros, les raisons de l’aimer sont multiples. Elles effleurent partout et émergent souvent. Que ce soit la qualité avec laquelle le trio infernal sensualité-excitation-sexualité est constamment traité et sur le fil du rasoir – le fait que l’auteure est une auteure – alerte répétitions ! – ne doit pas y être étranger -, la pertinence du propos qui trouve sa force dans un ancrage très présent dans notre présent – alerte répétitions !² – à nous. Ne serait-ce qu’au point de vue géographique, on sent qu’Estelle Faye aime sa ville, la connait sur le bout des doigts, y a ses petites habitudes – qu’elle transmet à son héros – et nous la fait découvrir dans un roman/guide de voyage. Elle connait chaque rue par laquelle passe le héros, chaque tunnel de métro dans lequel il s’engouffre, elle comprend les populations – comme la population gitane qu’elle fait, en très peu d’occurences, sonner très juste -, les fait réagir de façon plus qu’intéressante. De même l’ancrage de ce futur noir dans notre réalité se manifeste par les références culturelles. Chet chante du jazz, et donc chante les maîtres du genre comme les artistes du passé, vous savez la fin du XXème siècle et le XXIème siècle – on note au passage le brin de publicité aux artistes de coeur de l’auteure, ça passe comme une lettre à la poste et ça permet au lecteur prolonger l’expérience, ou de la modifier, en y ajoutant un univers musical qui évolue au fur et à mesure du roman avec les chansons que chante Chet. Et puis, les oeuvres culturelles qui deviennent des documents d’autorité sur la façon dont vivaient Ceux de l’Ancien Monde, sur lesquels on s’appuie pour réclamer la jouissance d’un quartier parce que « c’est écrit dans Notre Dame de Paris » ; et la place des historiens, toujours à balancer entre vérité et compromis pour apaiser les populations est intéressante.

Ce romantisme qui peut a priori avoir des airs de nostalgie niaise et gnangnan est contrebalancé par de brusques accès du réel dans l’onirisme de la narration – notamment avec ces chapitres intitulés Fairy Tales. La réalité froide et cruelle du vingt-troisième siècle fait régulièrement exploser l’univers mental dans lequel on est transporté. Cela a le double effet de permettre au spectateur – hum lapsus – lecteur de reprendre pied dans l’espace du récit et de faire redescendre l’escalier émotionnel, permettant à l’ouvrage de ne jamais rentrer dans le culcul la praline. Et c’est tant mieux ! Ces scène semblent parfois déplacées tant elles tranchent d’avec le reste, c’est une sensation assez déroutante de passer d’un univers mental cotonneux à celui ne réalité dure.

Bien sûr on peut trouver à redire à la narration, à l’histoire : que deviennent ces personnages qui semblent prendre, sur plusieurs chapitres, de l’importance et qu’on envoie valser dans le décor en deux pages ? D’où sortent ces trucs qui interviennent de façon opportune chaque fois que le héros a besoin d’un truc précis ? Mais, au final, ces « désagréments » peuvent s’expliquer par l’univers qui est un peu un chaos universel (ou tout est possible) et on passe vite outre tant l’intérêt du roman se fait fort.

Porcelaine et Un éclat de givre, les deux Estelle Faye de la Bibliothèque Voltaïque

Porcelaine et Un éclat de givre, les deux Estelle Faye de la Bibliothèque Voltaïque.

Etoiles et nuages

La seule chose que je reprocherais en fin de compte à Un éclat de givre, c’est son hésitation à saisir ou non la corde sociale pour faire passer son discours à un autre niveau. L’apocalypse, on l’apprend très vite, est survenue suite à la folie des hommes qui a ruiné la Terre. Le message latent, sous-jacent, de l’ensemble du roman est donc un message écologique fort. Cependant, ce message est répété, par intermittence, certes quand la narration s’y prête, mais paradoxalement j’ai eu la sensation que les moments où on nous rappelait que polluer c’est mal étaient un poil lourds, peu naturels, forcés. Idem quand Chet visite un espace quasi intact de l’Ancien Temps et ce rend compte de l’imbécillité du consumérisme. Idem quand il rencontre un groupe d’hommes que l’auteure identifie textuellement comme reflets du patriarcat. C’est évident, les descriptions, les sensations du héros, tout nous le fait remarquer. Il était peut être dispensable de rajouter maladroitement les mots sur les sensations, d’autant que le message passe en douceur dans le reste du roman. Plus une question de maladresse qu’une réelle gêne.

Mais ce n’est effectivement rien en comparaison de ce qu’on retire de la lecture de ce chant du cygne, de cri sourd d’agonie d’une adolescence folle et maladive qui peine à trouver ses repères dans un monde qui ne la calcule pas. On se laisse emporter, dévorer par le chaos ambiant, on est en symbiose avec le héros et on se prend à réagir à ses excitations, parfois même à l’encontre de nos propres goûts sexuels. On prend de la poésie par palettes entières, de l’humanisme au robinet. On est pris dans un fantasme global, celui de l’auteure, qui arrive même à nous faire oublier que le roman est construit, au delà de sa forme très épisodique et découpée, selon les schémas classiques du roman initiatique dans lequel un jeune homme va être appelé à un destin qui dépasse ses propres attentes (comme j’avais pu m’en plaindre ici). Un éclat de givre arrive à se défaire de cette image et c’est un bonheur immense de se laisser filouter par la plume de l’auteure.

Pour rebondir, j’aurais envie de dire qu’Estelle Faye a déplumé la poésie pour saigner à blanc son âme d’écorchée vive et écrire cette partition d’adieu avec les plumes récoltées, trempées dans l’amour de l’art et dessinant si ce n’est l’avenir, au moins un fantasme pudique. Mais je ne le dirai pas. Parce que c’est à vous de juger :

« – Les Hommes du passé, ceux d’avant la Fin du Monde, ils étaient allés sur la Lune, tu savais ça ? A une époque, ils envisageaient même d’atteindre les étoiles. Et avec leur technologie, elles étaient à portée de main. Je veux dire, ça leur semblait possible. Mais au final, ils ont choisi de creuser dans la terre. D’épuiser cette planète plutôt que d’en explorer d’autres. […]
Je l’écoutais et […] soudain, j’ai eu une envie démente de lui mordre le cou. J’ai serré les poings et enfoncé mes ongles dans ma paume, jusqu’à me faire mal. Tess n’a rien remarqué. Elle a repris :
– Ce n’est pas parce que tu ne vois pas de forêt depuis ta ville, que la forêt n’existe plus. Regarde ce ciel. Les étoiles sont toujours là, invisibles, derrière les nuages. […]
Elle a pointé un doigt vers le firmament, là où je ne distinguais que des nuées
. »

Tout y est.

Vil Faquin.

De la même auteure : Porcelaine / Interview / Edito.
Sur le post-apo : édito de Raphaël Colson partie 1 et 2, Gueule de TruieLe Post-Apocalyptique.

30 commentaires

  1. Hin oui ça les différences de grammage papier parfois ça donne beaucoup d’interrogations quand on manipule, surtout quand tu passes d’un extrême à l’autre ! 🙂 J’aime mieux les pages épaisses car si jamais je m’emballe dans ma lecture j’ai moins de risques de déchirer une page en la tournant brutalement (mais non c’est pas du vécu…)
    J’avoue que je me pose rarement des questions aussi pointues sur le lieu d’impression, je ne connais rien ou presque à leur quotidien technique à ces gens-là, et pareil pour leurs relations avec les éditeurs (même si j’ose imaginer qu’ils sont quelque part essentiels).
    La Route fait partie des livres que je tiens à lire depuis 10 ans environ.
    C’est marrant je ne savais pas trop ce qu’il y avait dans ce bouquin mais je ne l’imaginais pas vraiment comme ça. Je ne sais pas trop si ça pourrait me plaire ou pas, d’après ce que tu en dis je pourrais m’extasier dessus ou bien m’ennuyer très vite (les machins du quotidien ce n’est pas quelque chose que je recherche dans mes lectures, même si j’ai quand même apprécié certaines œuvres totalement ancrées dans le quotidien ! Bref je sais jamais à l’avance) – par contre si un jour je veux lire Porcelaine du même auteur là je ne prendrais pas de risques. Je retiens quand même ce qu’il semble être une très belle plume, ça c’est déjà important.

    1. Ce n’est pas tant le quotidien (en mode rébarbatif et journalier) qu’un ancrage avec notre présent à nous qui transparait dans le présent de 2267.

      Et je lirai Porcelaine tout bientôt, tu pourras lire l’avis ici 🙂

  2. à propos d’imprimeurs, hum, désolé mais vous êtes un peu à côté de la plaque, osera-je dire 🙂
    à vous lire, onc roirait que vous pensez que l’impression française c’est la Rols-Royce de l’impression? loin de là, très loin de là: être imprimé en France c’est l’horreur, tout bonnement. nous n’avons jamais trouvé un seul imprimeur français réellement compétent. non seulement ils sont plus chers, mais ils sont *mauvais*, apparemment il n’y a plus de savoir-faire en France pour l’impression de livres autres que bas de gamme (et encore, même ainsi ça laisse à désirer). je vous ferais grâce de la multitude d’avanies que nous avons subit en 10 ans chez les imprimeurs français… incompétence, mauvaise foi, ratages en tous genres, arnaques sur le papier, arnaques sur le prix, retards, non respect du cahier des charges, etc etc. l’horreur, vraiment. nous ne voulons vraiment plus nous frotter aux imprimeurs français, trop échaudés que nous sommes!
    donc dans un premier temps, nous avons trouvé un imprimeur espagnol, à Barcelone, qui n’était pas moins cher que les français mais qui avait le double avantage d’avoir un représentant lyonnais et archi-compétent (au lieu d’un vendeur de cravate ou de saucisse comme apparemment la plupart des autres représ français d’imprimerie) et d’être très très bon, d’avoir une haute tenue et une grande exigence technique, à un point que nous n’avions tout simplement jamais vu chez les imprimeurs français.
    puis leur repré a pris son indépendance et nous l’avons suivi : il est devenu notre chef de fabrication freelance, et c’est lui qui nous trouve des imprimeurs, des solutions techniques, les meilleurs prix, qui négocie pour nous et qui suit de près chaque projet. et depuis que nous sommes en partenariat avec ce chef de fab freelance, Sébastien Ferlin, nous n’avons plus jamais rencontré le moindre problème, au contraire, le niveau de qualité technique de l’impression et fabrication de nos ouvrages n’a cessé de grimper. touchons du bois. et il s’avère qu’actuellement, les meilleurs imprimeurs, ceux avec le plus haut niveau, sont en Europe de l’Est – par exemple, le meilleur fabricant de machines se trouve en Pologne, eh oui, la technologie c’est déplacée vers l’Est.
    quant à la Chine, eh bien c’était pour des fabrications que personne en Europe n’était fichu de faire, tout simplement. ceci dit, la Chine est devenue trop chère, plus chère que l’Europe, et les délais sont forcément colossaux, donc nous tâcherons de ne plus y aller.

    pour les Moutons électriques, AF Ruaud

    1. Bonjour André François !

      Et merci beaucoup pour ce point. Comme il me semblait l’avoir dit je suis relativement ignorant du milieu de l’impression en France qui reste beaucoup trop obscur et fermé.

      J’émettais simplement des hypothèses quant aux raisons de cette délocalisation permanente dans vos impressions (entre chaque ouvrage cela peut changer). J’avais trouvé cela intéressant et cherché à le comprendre.

      C’est maintenant chose faite et je comprends mieux les enjeux que vous rencontrez lors de vos démarches.

      Encore une fois, merci beaucoup pour être venu éclaircir ce point, n’hésitez pas à l’avenir, c’est l’essence même de ces blogs que de permettre l’échange et la réciprocité sur ce qui nous passionne tous 🙂

      Amicalement, VF.

      1. merci infiniment pour vos chroniques, très pertinentes et analytiques, c’est le rêve que d’avoir un lecteur aussi attentif, savez-vous? quant au fait de changer tout le temps d’imprimeurs, eh bien c’est parce que ce qui nous importe c’est la qualité spécifique de chaque réalisation, et chaque livre ou presque a ses propres exigences techniques. donc mettre tous nos oeufs dans un même panier était une erreur que nous essayons de moins commettre.

      2. Et je vais encore vous remercier pour vos livres qui sont de vrais petits bijoux, chacun à leur manière. C’est là qu’on se rend compte que vos ambitions d’obtenir la meilleure réalisation possible pour chaque livre n’est pas loin d’être accomplie.

        Et merci pour vos encouragements, cela fait plaisir de voir que le travail fourni par plaisir, passion et besoin (oui c’est un besoin obsessionnel de réfléchir chez certains ^^) arrive à atteindre ses modestes objectifs !

        A bientôt parmi nous !

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