Edito 1.16 / Raphaël Colson (Partie 2)

Le Futur, c’est maintenant ! 2/2

[Ou une réflexion sur un avenir retrouvé]

–> PREMIERE PARTIE <–

« Ce n’était pas de leur faute, pourtant. Non : personne ne leur disait la vérité. Non. Pas la vérité. La vérité ne gagne pas les élections. Ne fait pas vendre les journaux. La vérité n’est pas populaire. Et alors, ils sont morts. » (Chelsea Quinn Yarbro, Fausse Aurore, 1978)

La fiction post-apo, domaine-phare de l’imaginaire futuriste ! Je devine le scepticisme, voire la méfiance, que soulève un tel propos. Mais soyez rassurés, cette fiction s’avère bel et bien incontournable !

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« Mon père était horloger de métier. Il a mis fin à son activité quand Einstein a découvert la relativité du temps. Je dirais qu’une horloge symbolique est aussi nourrissante pour l’intellect que la photo d’une bulle d’oxygène pour un homme qui se noie. » Docteur Manhattan, Watchmen.

Tout d’abord, intéressons-nous à la nuance qui distingue la fiction post-apo de l’anticipation post-cyber dans la façon d’appréhender le temps futur. Si le post-apo se fait l’écho de nos peurs, la veille prospective post-cyber se fonde sur une analyse alimentée par les filtres de l’innovation technologique et de l’évolution sociétale. En mettant en scène le monde de demain tel que nous rêvons qu’il soit, la fiction post-cyber prêche une vision déterministe du futur ; une vision qui a pour défaut d’occulter les pressions exercées par la réalité physique (des crises écologiques aux crises sociétales). A contrario, le fonds de commerce de la fiction post-apo consiste à imaginer un futur tel que nous craignons qu’il soit.

En matière d’extrapolation, reconnaissons que la fiction post-apo se révèle aujourd’hui plus sagace que l’anticipation post-cyber : il faut, de nos jours, être incroyablement optimiste pour croire que l’avenir accouchera d’une techno-utopie.  En deux siècles d’existence, le post-apo a par ailleurs pour qualité d’avoir inventorié toutes les formes de catastrophes et mis en scène toute les formes possibles de survie. En ce sens, cette fiction exploite pleinement le champ des possibles de ce futur apocalyptique qui nous pend au nez – aujourd’hui plus que jamais. En conséquence, gardons à l’esprit le fait que la fiction post-apo ne nous propose pas un seul futur, mais une kyrielle de futurs possibles. L’incertitude du futur demeure, car nous ne savons pas à quoi ressemblera notre avenir, si ce n’est qu’il sera, tôt au tard, victime des crises engendrées par l’irresponsabilité de notre civilisation.

La fiction post-apo tire donc son épingle du jeu en matière de veille prospective, mais elle n’est pas pour autant exempte de défauts, loin s’en faut. Prenons par exemple la « vague » des années 2000 et 2010, fortement marquée par le motif de la pandémie, sous la forme d’une apocalypse zombie. En focalisant uniquement l’attention sur le sort de l’humanité, ce courant fictionnel illustre notre tendance nombriliste, plus occupée à s’inquiéter de notre destin matériel fort incertain, au point d’occulter, ou de minorer, les désastres liés aux crises écologiques. C’est en particulier le cas avec le problème posé par l’existence des centrales nucléaires. Mais on peut comprendre que le sujet soit pour ainsi dire tabou, car la réalité s’avère désespérante – soyons lucides, nous n’avons pas affaire à une épée de Damoclès, type arsenal atomique, mais à une bombe à retardement qui finira, tôt ou tard, par nous péter à la gueule.

« Maintenant, imagine que quelqu’un ait eu l’idée d’écrire un livre décrivant la guerre, et expliquant de quelle façon les gens devraient vivre après. Suppose que le livre ait été mis en vente, à des millions d’exemplaires, dans tous les magasins ? Peux-tu concevoir le nombre d’erreurs que ce simple bouquin nous aurait évité de commettre ? » (Algis Budrys, Le Prophète perdu, 1963)

Autre point fort de la fiction post-apo : son histoire. Ignorer, ou reléguer l’héritage de ce domaine fictionnel dans les oubliettes mémorielles serait une erreur. Le post-apo constitue aujourd’hui une colossale base de données composée de plusieurs milliers de fictions, par le biais desquelles nous pouvons lire à la fois une histoire des mentalités et une histoire des grandes peurs sociétales.

Il en découle que la fiction post-apo s’impose comme un outil pertinent, vaste champ d’étude au sein duquel nous nous interrogeons sur l’homme, sa civilisation et son devenir – l’essence même de ce qui caractérise l’imaginaire futuriste. De décennie en décennie, inlassablement, les auteurs débattent de la condition humaine (de l’individualisme au vivre ensemble), opposent l’utopie à la dystopie, confrontent civilisation et barbarie. Sous la chair de cette fiction se trouve une ossature constituée d’un corpus de figures (le survivant, le descendant) et de motifs (temporalité, topographie, territorialité). Vous l’aurez compris, derrière le banal récit du héros madmaxien affrontant des maraudeurs, se dissimule bien souvent une réflexion riche de ses trésors thématiques.

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« – Après tout ce que nous avons fait, méritons-nous encore seulement de survivre ? – Je suis revenu de l’espace, j’ai défié la mort ! Tout ça a été fait pour une raison précise. Il le faut. » – Abby & Jaha, The 100.

« – Mais qu’est-ce qui les faisait avancer, Barde ? Quelle énergie utilisaient-ils ?
– L’électricité, je crois.
– Qu’est-ce que c’est ? »
(Richard Cowper, Les Cavernes du sommeil, 1968)

Lorsque nous évoquons la temporalité post-apo, nous avons tendance à la considérer comme homogène : c’est le temps de l’Après. Mais à y regarder de plus près, force est de constater que cette temporalité se subdivise en deux ères : le « temps du survivant » et le « temps du descendant ». Cette distinction n’a rien d’anecdotique, car elle désigne deux formes de récits aux caractères spécifiques, tout en partageant un même rapport au temps. À la différence de l’anticipation post-cyber, la fiction post-apo propose une mise en perspective temporelle, en cultivant deux lignes d’horizon : celle du futur, synonyme d’une possible renaissance de la civilisation, et celle du passé, qui renvoie à la Génèse (la catastrophe) et au temps de l’Avant (la civilisation des « Anciens »).

Les fictions situées dans le « temps du survivant » méritent une attention particulière. En prenant à témoin le lecteur/spectateur, elles nous invitent à passer en revue le kaléidoscope des réactions de l’individu civilisé confronté au chaos, tout en nous amenant à se poser cette question : quelle serait notre propre réaction ? À cela se superpose une lecture généralement pertinente de notre rapport au temps présent, que les rescapés désignent comme le temps de l’Avant ; un temps dont ils font le deuil dans la douleur, tout en se demandant comment préserver l’héritage de la civilisation dans un monde sillonné par des hordes de néo-barbares assoiffés de sang – la question de la transmission aux générations de l’Après est abordée de façon magistrale dans La Peste écarlate (de Jack London) et La Terre demeure (de George R. Stewart). Nul doute que la projection dans le temps de l’Après a pour intérêt de mettre à nue l’humanité, en la dépouillant du vernis civilisateur, préalable à l’affrontement entre raison et instinct. Cette projection permet aussi à l’auteur de revêtir l’habit de « l’historien du futur », celui qui porte un regard tour à tour acerbe et caustique sur la vacuité d’un temps présent façonné par des sociétés qui se croyaient civilisées – il serait bon d’admettre qu’il n’existe pas de différence fondamentale entre une société de l’Avant pratiquant la compétition du tous contre tous et une société de l’Après où l’homme serait un loup pour l’homme.

Les fictions relevant du « temps du descendant » ne déméritent pas. En ces temps lointains, plusieurs générations après la Chute, au sein de sociétés généralement régressives (néo-médiévales, néo-primitives), l’héritage du temps de l’Avant a été soit partiellement préservé, soit déformé au point de revêtir l’habit du mythe – il arrive aussi que le souvenir de l’Avant soit tout bonnement oublié. Évoquer plus en détail la relation passé/présent/futur impliquerait cependant un trop long développement. Je me contenterais donc de présenter deux cas de figures. Dans certains cas, le récit, notamment par le biais du voyage initiatique, invite à une redécouverte du passé permettant d’envisager un futur annonciateur d’une renaissance de la civilisation, pour le meilleur et pour le pire (Un Cantique pour Leibowitz, de Walter M. Miller, ou encore No Night Without Stars, d’Andre Norton). Dans d’autres cas, les descendants se retrouvent confrontés à un héritage devenu malédiction et dont ils devront se défaire pour disposer d’un futur ouvert (Nausicaä de la vallée du vent, d’Hayao Miyazaki, ou bien Les Âmes de la grande machine de Sean McMullen) – autre façon de porter un regard critique sur les errements de notre temps présent.

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Quel sera notre prédateur ? Un virus… ou nous-mêmes ?

« Ça veut dire quoi, ‘‘apocalypse’’, papa ? »
« Ça veut dire qu’à l’avenir la vie sera encore pire que maintenant. »
(Colson Whitehead, Zone 1, 2011)

Il va sans dire que la bienveillante prophétie de la techno-utopie ne fait pas le poids face à la crainte des lendemains incertains – crainte alimentée par la prise de conscience de la vulnérabilité de nos sociétés hyper-développées face à la catastrophe. Le tsunami qui a frappé le Japon en 2011 fut à ce titre révélateur, dans la mesure où la couverture médiatique du drame a mis en lumière une gestion de crise laborieuse dans un pays qui n’est pourtant rien moins que la troisième économie mondiale. Il est alors apparu criant que plus un État est développé, plus son infrastructure se révèle fragile et plus elle a de mal à résister au choc.

Nul doute qu’une angoisse générationnelle s’est exacerbée ces dernières années, avec le sentiment de se retrouver en première ligne. La peur de l’effondrement éclaire dès lors le rôle joué par la fiction post-apo : une catharsis négative chargée de mettre en relief cette peur de tout perdre, de nous faire dépouiller de tout ce qui nous assure une place au sein de la société civilisée. Si nous faisons autant usage du post-apo, c’est bien pour se rappeler que le cauchemar peut à tout moment devenir réalité.

Toutefois, souvenons-nous que cette peur de la Chute n’est pas nouvelle. Les générations de la guerre froide – génération dont je fais partie –, l’ont ressentie en vivant avec la menace latente de l’anéantissement atomique. Cependant, une différence de taille sépare ce passé de notre présent : avec la guerre froide, l’apocalypse potentielle se présentait sous la forme d’une rupture aussi soudaine que brutale ; aujourd’hui, nous avons affaire à une apocalypse progressive. Quand un pays (la Chine) commence à vendre des canettes d’air pur, tant la pollution atmosphérique pose problème, il devient évident que la catastrophe est en marche. Et pour ceux qui connaissent le film Soleil Vert (de Richard Fleisher, adapté du roman éponyme de Harry Harrison), il suffit de se remémorer le générique d’ouverture pour saisir la tragique finalité de cette forme d’apocalypse : la dévastation de la biosphère, et à terme, notre extinction pure et simple. Si nous voulons échapper à cette fin, il serait bon d’agir, d’autant que c’est encore possible, et surtout sans attendre que nos gouvernants se décident à réellement bouger, car il sera alors trop tard.

Viendra le temps de la Chute, ce n’est qu’une question de temps. Néanmoins, cela ne signifie pas nécessairement la fin du monde, mais plutôt la fin d’un monde. Il serait intéressant, si nous disposions d’une machine à remonter le temps, d’aller interroger des citoyens du temps de la chute de l’empire romain : eux aussi avaient sans doute le sentiment de vivre une fin du monde.

Il est certain que la fiction post-apo se charge de nous préparer à des lendemains désenchantés. Le temps du survivant sera sans nul doute brutal. Il ne faut pas se leurrer : il existera toujours des individus prêts à tout pour sauver leur peau, poussés par un instinct de survie réduit à sa plus simple expression, car une fois la civilisation anéantie, bien des hommes céderont à cette nature primaire et animale qui sommeillait en nous. Mais voilà, réduire la fiction post-apo à sa seule dimension catastrophique et tragique, voir nihiliste, n’est pas supportable. Cette fiction fait aussi preuve d’optimisme, car tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Nous ne devons pas oublier que la fiction post-apo nous raconte avant tout l’histoire de rescapés. Et comme le fait remarquer Philippe Bihouix, l’auteur de L’Âge des low tech : « Rien à espérer d’un repli sur soi survivaliste, car il nous faudra, au contraire et plus que jamais, vivre ensemble et faire société, pour le meilleur et pour le pire. »

Tel est, à mon sens, le rôle joué par la fiction post-apo. S’en nourrir ne se résume pas seulement à se faire peur, car il y est aussi question d’espoir. Et si le temps du survivant nous apparaît comme une transition aussi terrible que douloureuse, c’est tout simplement parce que la fiction post-apo fait preuve de lucidité.

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« Quelle belle vallée, son calme, sa sérénité apaise les coeurs. » – Maître Yupa, Nausicaä.

Il n’est donc pas dans notre intérêt d’appréhender notre avenir (post-apocalyptique) sous un angle strictement pessimiste. Sinon à quoi bon… Les possibilités de faire société ne manquent pas et il suffit pour cela de retrousser nos manches. Concernant le sujet qui m’occupe, l’imaginaire, j’oserais avancer l’idée que nous chargeons aujourd’hui la fiction post-apo d’un rôle symbolique : face à l’impossible réforme du système néolibéral, l’Effondrement fonctionne non seulement comme une soupape offrant une tribune critique, mais aussi comme une porte de sortie, nécessaire tabula rasa qui nous permet de repenser le monde, la société et, in fine, le futur – un futur fruit de nos choix et non celui que l’on aura cherché à nous imposer du temps de l’Avant. Cette liberté du choix retrouvé colore depuis longtemps les récits post-apo, même si elle doit pour cela se plier aux affres de l’Après.

Il en va ainsi dans deux bandes dessinées qui me tiennent particulièrement à cœur – des classiques incontournables, disponibles en librairie : Nausicaä d’Hayao Miyazaki et Simon du fleuve de Claude Auclair. Dans les deux cas, les auteurs mettent en scène des sociétés de l’Après faisant la part belle à l’utopie communautaire. Mais ils évitent aussi tout angélisme, en soulignant la précarité de l’existence de ces sociétés ; bien qu’elles soient bousculées par l’adversité, ces sociétés ne cèdent pas pour autant au fatalisme, notamment en opposant une opiniâtre résistance à la brutalité des armées héritières de l’ancien monde. Tout le mérite de la fiction post-apo repose sur sa capacité à faire preuve de réalisme… sans pour autant renoncer à l’idée d’utopie.

Une chose est sûre : lorsque viendra le temps de l’Effondrement, nous ne pourrons pas dire que nous n’avions pas été prévenus de ce qui nous attendait.

Raphaël Colson,
30 décembre 2015.

A voir : Conférence sur Blade Runner avec Raphaël Colson,
Des possibles origines historiques du post-apo.
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Pour réfléchir sur l’angoisse de l’anticipation : Au-delà de Blade Runner.