Edito 10.15 / Julien Delorme

De deux cathédrales qui se font face

(ou des rapprochements entre littératures de l’imaginaire et poésie)

Les dieux ont salué ta silhouette,
Là-haut sur le rempart
Statue chantée dans la nuit

Les dieux ont applaudi
A ton retour prochain parmi les arbres
Les plaintes du vent et les brumes tièdes
Sur les collines

La saison de chair meurtrie est passée
Tu regardes le pied de la muraille

La troupe guerrière s’est retirée de l’automne
Elle glisse vers l’infini de l’horizon

Gabriel Rebourcet, Le Chanteur de Mantoue

« Tas d’cons, se dit l’ange; comme si on pouvait limiter le champ de la littérature »

Mépris sélectif

Fréquentant certains lieux interlopes de la capitale où se rassemblent les amateurs de littératures de l’imaginaire, il m’arrive assez fréquemment d’entendre des lecteurs avouer leur impuissance, ou leur désintérêt face à la poésie. Dois-je aussi avouer que j’étais l’un d’entre eux jusqu’à il y a peu ? Certes.

Depuis quelques années maintenant, je fréquente aussi certains lieux interlopes où se rassemblent les amateurs de poésie et il m’arrive assez fréquemment d’entendre « Où est la littérature dans ces sagas interminables de fantasy ? Et puis, les vaisseaux spatiaux, c’est quand même pour les gamins ? ». Dois-je avouer qu’à un moment, je me suis aussi posé cette question ? Certes.

A la vérité, nombreux sont les lecteurs à fréquenter indifféremment deux « domaines littéraires » ; domaines qui ont plus de points communs que de divergences, et ce même dans cette attitude pleine de mauvaise foi qui consiste à regarder ce qui se passe en face et à se moquer l’un de l’autre. Mais le premier rapprochement que l’on peut faire, c’est bien la relative méconnaissance dont ils souffrent auprès d’un large lectorat et des prescripteurs traditionnels du livre – la presse et les libraires en premier lieu – ; une situation d’autant plus étonnante que jamais poésie et littératures de l’imaginaire n’auront autant pénétré la littérature blanche en France depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Il suffit de regarder les rayonnages de cette rentrée littéraire et des précédentes pour le constater : Boualem Sansal sort un roman de science-fiction (ah, non, pardon, une anticipation sociale), Houellebecq faisait de même au printemps dernier, on parle de dystopie à tout va… Et que dire de la vivacité des éditeurs alternatifs qui ont décidé que ces questions de genres n’avaient plus lieu d’être. Les éditions du Tripode sortent Archives du vent, de Pierre Cendors, qui a beaucoup à voir avec les romans de Christopher Priest autant qu’avec la poésie de certains écrivains voyageurs ; Asphalte ne s’ennuie pas d’étiquettes lorsque sort Basse Saison de Guillermo Saccomano, texte de toute façon inclassable à la construction chorale ; les éditions de l’Ogre publient cet automne une relecture du Roi Lear, Cordélia la Guerre, et proposent des textes qui flirtent en permanence avec « l’irréalité » du monde. Bref, tout le monde s’est mis aux genres, beaucoup lisent de la poésie, mais personne ne s’en est encore rendu compte tant les idées préconçues sur ce que sont l’un et l’autre ont la vie dure. En France, du moins, car je crois bien que nous sommes le seul pays à établir des barrières si distinctes entre ces genres, et ce depuis l’arrivée du Nouveau Roman.

Vous voyez vraiment une différence entre ces deux livres, vous?

Vous voyez vraiment une différence entre ces deux livres, vous?

Littératures de l’image – SF et poésie

La science-fiction est probablement la partie des littératures de l’imaginaire entretenant la parenté la plus visible avec la poésie. Et tout particulièrement en France où leurs histoires sont fortement liées par le groupe des surréalistes, et l’implication de Boris Vian dans la traduction de grands auteurs d’outre-atlantique. Je ne reviendrai pas plus sur cette page de l’histoire littéraire, d’autres l’ont déjà traitée avec toute l’attention nécessaire.

Au-delà du lien historique, il existe un certain nombre d’indices distillés à la lecture. Ainsi, plusieurs auteurs de science-fiction mettent en scène dans leurs récits des poètes. C’est Martin Silénius dans Hypérion de Dan Simmons, c’est aussi le Wheldrake de Mike Moorcock (La Revanche de la Rose et Gloriana ou la reine inassouvie notamment), qui ne se contentent pas d’apparaître drapés dans leur fonction, mais qui permettent aussi aux auteurs de s’essayer à la poésie en proposant les créations de leurs alter ego imaginaires. Un moyen de versifier sans s’exposer directement ? D’assouvir une passion mais en l’enclosant dans le secret de la fiction ? On ne peut en tout cas pas nier que la poésie aura été une de leurs sources majeures d’inspiration. Moorcock signale d’ailleurs que Wheldrake a été créé en prenant modèle sur Algernon Swinburne, mais qu’il s’agit aussi d’une manière de se mettre en scène lui-même. Le cas de Simmons est encore plus clair : les Cantos d’Hypérion n’empruntent pas que leur titre aux poèmes de John Keats : ils en constituent une réécriture… Dans laquelle Keats apparaît en personne sous l’apparence d’un cybride.

Liens historiques, fascination des auteurs pour les poètes, on pourrait multiplier les exemples objectifs. Mais d’un point de vue tout à fait subjectif, rapport au plaisir de lecteur, je crois que ce qui me fait rapprocher le plus facilement science-fiction et poésie, c’est que les deux travaillent la matière brute de l’image, la métaphore. Le même grand plaisir existe à découvrir les images hallucinantes générées par les auteurs de science-fiction et celles modelées par les poètes, l’expression du « plus grand que l’homme », de la terreur et de l’infini. Le même sentiment me bouscule et me fascine quand Iain M. Banks me parle de la destruction de l’anneau-monde de Vavatch et quand je lis ces vers du poète tchèque Jaroslav Seifert :

Les télescopes sont aveuglés par la terreur de l’univers
Et la mort a bu les yeux fantastiques des astrologues

La langue et l’image liées pour développer des idées hallucinantes, répondre, avec un vocabulaire pictural inventé pour l’occasion à de grandes questions métaphysiques. Ou plus simplement, dans un cas comme dans l’autre, donner à voir du rêve autrement inaccessible.

Un illustrateur de fantasy méconnu: Victor Hugo

Un illustrateur de fantasy méconnu: Victor Hugo

Epopée et égarement – Poésie et Fantasy

Le rapport entre Fantasy et poésie me semble encore plus direct quoi que moins distinct. Celui qui a lu dix fois le Silmarillion, est capable d’en réciter le début et me dit qu’il n’aime pas la poésie, je lui dirai qu’il se trompe. Et pas la peine d’aller chercher un obscur poète pour le lui démontrer, il suffit de dépasser son appréhension et se lancer dans les grands textes écrits par les grands noms. Tiens, La Légende des siècles de Hugo par exemple :

L’aurore apparaissait ; quelle aurore ? Un abîme

Et encore

La nuit se dissolvait dans les énormes cieux
Où rien ne tremble, où rien ne pleure, où rien ne souffre ;
Autant que le chaos la lumière était gouffre ;
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,
Certitude pour l’âme et pour les yeux splendeur ;
De faîte en faîte, au ciel et sur terre, et dans toutes
Les épaisseurs de l’être aux innombrables voûtes,
On voyait l’évidence adorable éclater ;
Le monde s’ébauchait ; tout semblait méditer ;
Les types primitifs, offrant dans leur mélange
Presque la brute informe et rude et presque l’ange,
Surgissaient, orageux, gigantesques, touffus ;
On sentait tressaillir sous leurs groupes confus
La terre, inépuisable et suprême matrice ;
La création sainte, à son tour créatrice,
Modelait vaguement des aspects merveilleux,
Faisait sortir l’essaim des êtres fabuleux

Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues,
Et proposait à Dieu des formes inconnues
Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea ;
On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà

Grandiose ! D’une manière générale, la fantasy « cosmique », celle qui met en place un univers, à la manière du Silmarillion de Tolkien a tout à voir avec les récits cosmogoniques. On a ci-dessus la version de Hugo, mais la comparaison va bien plus loin. Le retour des Noldor en Terre du Milieu a tout à voir avec l’Iliade d’Homère : mêmes problématiques, même enchaînement de batailles et de temps de latence. Dans un cas comme dans l’autre, on est dans l’Epopée. La différence principale portant sur le manichéisme du récit Tolkienien, mais les processus littéraires à l’œuvre sont les mêmes et servent un récit « plus grand que l’homme », où les années défilent, où les guerres ne cessent jamais qu’après des siècles de lutte. Et il suffit de comparer les 300 de Frank Miller à son inspiration, dans les Histoires d’Hérodote pour comprendre que la frontière entre récits anciens et réinterprétations contemporaines est ténues. Où se termine le genre poétique et où commence le récit de fantasy ?

Revenons vers une fantasy plus « streel level » avec Federico Garcia Lorca (poète qui a eu droit à son adaptation « littératures de l’imaginaire » dans la superbe nouvelle Notre-Dame d’Heisenberg de Xavier Mauméjean). On trouve, dans ses Romances Gitanes, ce qui fait l’essence même des situations de fantasy. La comparaison tient aussi pour les personnages, ainsi Antonito el Camborio, mort dans un combat à l’arme blanche, à quatre contre un, a beaucoup à voir avec le don Benvenuto de Jean-Philippe Jaworski. Un don Benvenuto malchanceux ; mais c’est avec le même appétit de connaitre son destin et avec la même fascination pour le combat d’un héros contre une multitude que ces deux textes peuvent se lire. Ces Romances Gitanes ne sont rien d’autre qu’une fresque fantasy dans laquelle hommes libres et gitans sont aux prises avec la terrible garde civile, bras militaire de la puissance qui asservit le pays.

Mesdames et messieurs, cet homme a écrit des nouvelles fantastiques et c'est un POÈTE qui l'a traduit en français. Conspuez le!

Mesdames et messieurs, cet homme a écrit des nouvelles fantastiques et c’est un POÈTE qui l’a traduit en français. Conspuez-le ! E.A. Poe traduit par Baudelaire, on en parlait ici.

Accepter le mystère – Littérature fantastique et poésie

L’expression, « accepter le mystère » est de John Keats (encore lui). La voici en langue originale, un bonbon à qui pourra me donner une traduction française fiable :

A poem needs understanding through the senses. The point of diving in a lake is not immediately to swim to the shore; it’s to be in the lake, to luxuriate in the sensation of water. You do not work the lake out. It is an experience beyond thought. Poetry soothes and emboldens the soul to accept mystery.

Tout poème requiert une compréhension au-delà du sens. Le but de plonger dans un lac n’est pas de nager immédiatement vers le rivage ; c’est d’être dans le lac, de profiter du plaisir d’être au sein de l’eau. On ne fait pas d’exercices dans l’eau du lac. C’est une expérience qui transcende la pensée. La poésie apaise et enhardit l’esprit pour qu’il accepte le mystère.

C’est Anne-Sylvie Homassel a.k.a. Anne-Sylvie Salzman, traductrice, poète et écrivain qui m’a soufflé cette expression un jour où elle tentait d’expliquer à un public nombreux l’essence du fantastique. Expliquer l’essence du fantastique avec une formule qualifiant la poésie, donc ; mais quand on y réfléchit, et une fois de plus, il y a de grandes similarités dans la manière dont on peut lire une certaine littérature fantastique, et la poésie. Hors le rapprochement des images, ou le fait que, là encore, l’histoire littéraire montre que les domaines sont liés (Byron, Shelley, un manoir dans la brume, un feu de bois, un défi littéraire…), c’est la nécessité d’accepter le mystère qui doit présider à la lecture des deux domaines. Le Fantastique est un genre qui jongle constamment avec la perception de la réalité. Quel crédit accorder à celle-ci quand soudain entre en scène quelque-chose qui n’est pas censé exister ? Comment réagir face à l’impossible ? Le lecteur reste souvent dans l’indistinction, ou bien reçoit la révélation au tout dernier moment, la dernière phrase opérant un basculement de l’histoire. C’est cette indistinction qui offre l’un des plaisirs de lecture du genre. Et pour prendre pleinement plaisir à cette expérience littéraire, il est nécessaire d’accepter le mystère, d’accepter de ne pas comprendre tout ce qui se passe. Les nouvelles d’Anne-Sylvie Salzman, publiées aux éditions Le Visage Vert, mettent tout à fait en œuvre cet adage. Qu’advient-il lorsqu’on est la cible d’une sorte particulièrement étrange de vampire ? (« Lamont ») ou quand, au hasard d’une randonnée, on croise les traces d’une bête inconnue et que celle-ci semble vous suivre ? (« Le Cortège »). On retrouve aussi cette dimension dans les récits de Thomas Ligotti, récemment publiés chez Dystopia Workshop dans une traduction… d’Anne-Sylvie Homassel, et qui jouent fortement avec les perceptions de la réalité. Celles du lecteur et celles des personnages.

Accepter le mystère en poésie, c’est, de la même manière, accepter de ne pas tout comprendre. D’être face à des formulations étranges, des mots étranges, des enchaînements d’idées insolites, troublantes, et dont la signification ne s’impose pas de suite. C’est marcher en terrain étranger, s’immerger dans une personnalité et un langage qui va essayer d’aller au-delà des perceptions classiques pour s’imposer. L’image poétique, comme la situation fantastique indistincte travaille le lecteur de l’intérieur. Il est nécessaire de laisser passer l’expression, de la laisser grandir à l’intérieur de soi, voire d’y revenir pour y trouver une signification personnelle.

Foin d’objectivité, de pensée de l’auteur gravée dans le marbre. Tout comme les personnages de récits fantastiques sont tout immergés dans la subjectivité de leurs perceptions, le lecteur de poésie ne doit pas se laisser bloquer par la recherche d’un seul sens, mais bien user du potentiel d’évocation de la langue déployée par le poète pour trouver sa réalité, pour accepter son propre mystère. Son propre mystère avec les mots d’un autre. Mais ceci, n’est-ce pas l’essence même de la lecture ?

Julien Delorme,
10 octobre 2015

Illustration de cette perméabilité : Le Panama ou l’aventure de mes sept oncles.
Autres exemples : CréatureLes Aventures de Tom Bombadil.

8 commentaires

  1. Approbation totale ! Merci pour cet article sur un thème pas si populaire auprès des amateurs de l’ « imaginaire », parfois un peu trop « vaisseaux-spatiaux & armées de démons » justement. 🙂

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