Edito 8.17 / Melchior Ascaride

La littérature, c’est fait pour s’emmerder

[Ou d’une réflexion sur ce qu’on (dé)fait]

Sous ce titre affreusement clickbait se cache néanmoins un problème culturel de fond.

En France, on ne plaisante pas avec la littérature. En France, on ne badine pas avec le livre. C’est très grave, c’est comme insulter la mère de quelqu’un. Diable, nous sommes le pays héritier de Molière, Hugo, Zola et tant d’autres dont l’ombre s’étend sur toute l’histoire du livre dans l’Hexagone. Eux ne plaisantaient pas, alors ne plaisantons pas nous non plus, s’il vous plaît. La littérature, c’est le texte, le texte, le texte. Et RIEN d’autre. Alors virez-moi ces couvertures, virez-moi toute trace d’image dans ce temple stérilisé qu’est le roman.

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Au milieu, le genre traité en classique. Autour, le genre. Vous avez 4 heures.

En France, les véritables amateurs de littérature, ceux à qui chuchote Calliope, vous diront que mettre des images dans un livre « ça ne fait pas sérieux, ça ne fait pas vrai livre » (je mets des guillemets parce que je cite véritablement quelqu’un). Ah ? A ces hypocrites je serais tenté de dire « Et Gustave Doré les aminches, c’est du nougat ? » Et j’imagine que la réponse sera une pirouette manquée (comme ce salto que j’ai lamentablement loupé, malgré les encouragements de Dyonisos) semblable à « Ouiii mais Doré c’est pas pareil, il n’a illustré que des classiques. » Donc illustrer des classiques ça va, le reste, non. Pas de couvertures non plus donc ? C’est blanc. Sans doute une question de feng shui, pour que ça ne détonne pas avec le mobilier Ikea. Néanmoins la littérature de l’imaginaire aussi a ses classiques, et le principe de l’imaginaire c’est de convoquer l’imagination, et la racine des deux mots, c’est imago, soit image. Du coup, lorsque les Gardiens de la Culture (c’est grosso modo comme Les Gardiens de la Galaxie, mais en encore moins drôle) se retrouvent à publier de l’imaginaire, les voilà bien embarrassés. Certains textes méritent une publication estampillée « autorisé » mais on va pas leur mettre une couverture adéquate, encore une fois ce ne serait pas sérieux. Du coup on se retrouve avec L’Horreur de Dunwich qui arbore en couverture une photo noir et blanc d’une plume sur laquelle repose une goutte de sang rouge vif (vous l’avez lu les gars ? Ne répondez pas c’est rhétorique, je sais que non) [ndlf : voir] ou Ubik, avec sa merveilleuse photo de stock d’un… roulement de tambours… lâché de ballons [ndlf : voir]. J’avoue en rester coi. Pire, comparez les éditions françaises et anglaises de Harry Potter. Regardez l’édition de Gallimard des Reliques de la Mort [ndlf : voir]. On dirait un drame familial sur l’île de Ré tourné par Xavier Dolan. Il est où le merveilleux ? Elle est où la magie omniprésente dans l’univers de Rowling ? Où est l’imaginaire ? On voit un gamin face à la mer, qui s’ennuie. Du coup on s’ennuie aussi. Je n’en ai jamais été un grand fan mais… on s’emmerde devant du Harry Potter ! On est où là ?

J’ignore d’où vient ce double mépris du genre ET de l’image quand les deux s’immiscent dans la littérature. Je ne sais pas quel fléau mental s’est infiltré dans les esprits bien-pensants des garants d’une culture légitime et autorisée pour dénigrer les littératures de l’imaginaire, qui, par leur nature même, demandent un soutien iconographique. Si je parle de tout ça de manière peut-être un peu décousue, c’est que quelques temps après la sortie de Tout au milieu du monde, mes compères et moi avons découvert qu’une librairie le classait en jeunesse. L’équation est simple : il y a des images, c’est pour les gosses. Ben, non. C’est vrai que sur le coup j’ai rigolé. Mais pas longtemps parce que, même si je le savais déjà, je me suis pris dans la tronche et de plein fouet cette réalité typiquement française du « livre+images= enfants. »

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Outre-Manche à part quelques errements monochromiques à la française, on sait réaliser le potentiel du genre.

Ce qui me peine dans l’histoire, c’est pas que tous ces gens qui conspuent une littérature illustrée (même, juste via la couverture hein) aient perdu cette sensibilité que l’on nomme « âme d’enfant ». C’est qu’en méprisant ces ouvrages, ils nuisent à la création, à des propositions artistiques qui pourraient ouvrir de nouvelles voies. Et pas si nouvelles en plus, puisque nos voisins anglo-saxons eux sont bien plus ouverts sur le sujet.

Alors je sais que les littératures de l’imaginaire souffrent, encore, de leur imagerie. Elles pâtissent encore de toute cette iconographie sexiste, viriliste, kitsch voire franchement laide que l’on traîne comme un boulet trop lourd depuis plusieurs décennies. Mais personne n’a ostracisé les pantalons sous prétexte que dans les années 1970 sont apparus les pattes d’eph. Parce que ça aussi c’était drôlement moche [ndlf : pas si vite jeune homme, juges-tu le contenu de mon dressing ?]. Et aujourd’hui personne ne vous regardera de travers parce que vous portez un jean. Pourtant, nous sommes quelques-uns à vouloir redorer le blason de l’imaginaire. A travailler pour que cette imagerie dépassée retourne dans les limbes et qu’enfin on puisse considérer ce genre pour ce qu’il est.

Et la tâche est ardue, croyez-moi bien. Parce qu’il y a un travail de sape interne aussi. Pas dans la littérature à proprement parler mais dans la production d’imaginaire en général. Dire que c’est du travail de sape est peut-être un poil exagéré, mais en tant que graphiste je le vois un peu ainsi. Car je suis passablement consterné par une grande partie de la production iconographique de la culture populaire. Les affiches de films sont de pire en pire, regardez, mais pas trop longtemps, les affiches Marvel. On pourrait se dire que des métrages engrangeant plusieurs centaines de millions de dollars faciliteraient la création d’affiches plus travaillées, hors des sentiers battus, plus « risquées » même si je n’aime pas ce terme. Et non, on se maintien dans les codes, gentiment pour ne pas faire de vagues. Le jeu vidéo ? Meh. Les Assassin’s Creed présentent tous la même jaquette, les Dark Souls et autres Bloodborne offrent des boîtiers à l’imagerie triste et convenue. Magic, le jeu de cartes, a commencé avec un panel d’illustrateurs extrêmement varié dont les travaux étaient reconnaissables. Aujourd’hui, le traitement s’est uniformisé. On rase tout, des gens ont décidé qu’on aimait le lisse.

Parce qu’il est un peu là le problème : le marketing. Trois pégus dans un bureau pensent savoir ce qui nous plaît, et nous donnent à voir l’idée qu’ils se font de ce qui nous plaît. Alors pour ne pas se laisser distancer, on emboîte le pas. Parce qu’il y a des entreprises, et donc des gens, qui ont besoin de vivre. Et comment leur jeter la pierre ? Mais à force de ramer à contre-courant, on s’épuise. Du coup, on crée un genre de statu quo de l’imaginaire. Et on tourne en rond. Et on ne sort pas de nos propres clichés. Et on continue de récolter ces regards méprisants. Retour à la case Départ mais les 20000 francs, tu sais où tu peux te les carrer. Ce qui est déprimant car, quand on écoute les gens, pour de vrai, on voit qu’ils sont réceptifs à d’autres propositions visuelles. Réceptif ET demandeurs du décrassage de cette imagerie. Alors bien sûr, il en est qui aiment ces visuels lisses. Très bien, personne ne juge la sensibilité des gens. Mais pour les autres, qui aiment les poils et les aspérités, on fait quoi ?

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Bonjour, nous sommes le renouveau du genre à l’écran.

Si on en revient au sujet initial, est-ce qu’on peut dire que ce mépris culturel de nos élites autoproclamées est le fruit d’un marketing global et d’une uniformisation de l’imagerie populaire qui font qu’à force d’être matraqués par un imaginaire banal, lesdites élites se sont lassées du genre avant même de s’y intéresser ? Ou est-ce que le mépris est plus profondément enraciné, plus viscéral ? Si je n’ai pas la réponse, j’aime à penser que la première option est la bonne. J’aime à penser qu’en continuant à proposer et à travailler ensemble sans (trop) céder aux sirènes, les littératures de l’imaginaire feront comme Conan et poseront la couronne d’Aquilonie sur leur front. Et que les auteurs et autrices d’aujourd’hui seront les classiques du siècle prochain.

Melchior Ascaride
3.8.17

Du même auteur : Tout au milieu du monde, Interview.

8 commentaires

  1. Y a aussi un autre facteur, que j’ai remarqué. Va voir les profs d’arts plastique, de nos jours, dans leur immense majorité (heureusement, il reste des exceptions) : un élève qui a un bon coup de crayon sera encouragé à « ne pas s’enfermer dans l’illustration », comme si l’illustration était quelque chose de sale, d’utilitaire, de pas « concept ». L’exemple que tu donnes avec Doré est éclairant, en un sens : Doré n’est plus compris que decontextualisé, chacune de ses pages arrachée au livre qu’elle illustrait (heureusement, il existe encore des éditeurs pour ressortir son Don Quichotte, ses Fables ou sa Bible dans leur jus).

    Par ailleurs, invisibiliser l’imaginaire pour attirer à lui un public « sérieux » est sans doute une erreur. Alors vivent les couvertures bien saturées !

  2. Article très intéressant, je suis tout à fait d’accord avec toi sur l’apport du visuel dans notre construction de l’imaginaire. J’apprécie particulièrement l’aspect esthétique du livre, sa couverture, ses illustrations éventuelles. Il y a de nos jours pléthore d’artistes de génie, profitons-en, délaissons les couvertures aseptisées et déprimantes, et mettons un peu de sel dans nos expériences de lecture !

  3. Un post très intéressant ! Personnellement, je suis sensible aux belles couvertures / affiches / etc. – il m’est arrivé de passer mon chemin en raison d’un habillage trop… marketé ? moche à mes yeux ? (par exemple, Ubik….puisqu’il est cité ^^).
    j’ai aussi pu constater ce mépris d’emblée du genre (sans pourtant savoir de quoi il retourne en réalité) plusieurs fois sur mon lieu de travail. Heureusement, j’ai pu pousser quelques personnes à voir au-delà des préjugés (un autre avantage de mon travail ^^). Mais il n’empêche que la question demeure (je n’ai pas de réponse non plus…) et je trouve bien dommage ce mépris des genres SFFF, pourtant si riches et variés !

    1. Merci pour ton retour d’expérience. C’est effectivement un gros problème dans notre pays culturellement parlant.
      C’est pour ça qu’il me semblait important que Melchior puisse s’exprimer vaillamment sur le sujet 😉

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