Tout au milieu du monde

Tout au milieu du monde

Julien Bétan, Mathieu Rivero
& Melchior Ascaride

J’ai lu Tout au milieu du monde (que j’abrégerai dorénavant TAMDUM, déjà parce que ça me fait marrer, et aussi parce que c’est moins long) une semaine avant sa sortie officielle car ses auteurs avaient eu la gentillesse – sur mes demandes et menaces de mort appuyées – de me le faire parvenir en avance, en signe, j’imagine, de soumission à mon autorité critique folle, que chacun ici reconnaîtra – ou bien, si tu ne la reconnais pas, habile lecteur, tu seras banni ad vitam aeternam de cette terre numérique de plaisir, tant pis pour toi ou, comme on disait dans mon collège : che! Cependant, malgré toute ma bonne volonté je n’ai pas trouvé le ton juste et une approche qui me satisfasse pour parler de l’ouvrage. J’écrivais, je griffonnais mais je n’y arrivais pas. Pourquoi ?

Ce n’est pas la première fois que j’ai l’impression de passer à côté de quelque chose mais c’est bien la première fois que j’ai cette impression tout en en ayant une autre totalement contradictoire, celle d’avoir saisi un sens profond. C’est étrange d’avoir l’impression de passer un moment formidable dans une oeuvre et, soudainement, d’être certain d’avoir loupé un truc. Ce genre de truc qui ne peut que vous décevoir.

C’est exactement mon cas mais, que ce soit bien clair, on va quand même décortiquer ce bousin, parce que merde.

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Rouge, noir, blanc. Un choix graphique imitant celui de la Faquinade qui honore ses auteurs 😀

Proto-mysticisme

Tout d’abord, Tout au milieu du monde est un récit où pas moins de trente doigts sont enchâssés. Ce qui nous fait la bagatelle de six mains – ou un peu plus si on garde à l’esprit que les auteurs puissent être des outilleurs-bois -, soit 3 êtres humains standards ou 6 manchots. Malgré mon amour immodéré pour ces oiseaux à la démarche débile, c’est bien malheureusement de trois humains standards dont il s’agit. Le premier, nous l’avons déjà rencontré ici, il s’agit de Mathieu Rivero, sélectionné dans le prix Exégète de l’an passé pour son ouvrage cyberpunk La Voix brisée de Madharva. Si vous voulez un peu plus d’infos, référez-vous à l’article sur ce bouquin. Ou alors à l’interview qu’il nous avait accordée, à l’édito qu’il nous avait rédigé ou à la petite table ronde de remise du Prix Exégète 2016 : Pourquoi écrire à l’ère du numérique ?

Le second compère dans cette farce n’est autre que Julien Bétan, traducteur, rédacteur en chef de feu l’excellente revue Fiction ! (1953-2015), directeur de la collection La Bibliothèque des Miroirs chez Les Moutons Electriques et, bien sûr, essayiste. il signe là son premier roman. Bordel, quand même, ça se fait pas d’arriver aussi vite.

Le troisième n’est autre que Melchior Ascaride. C’est le bon bougre qui avait illustré Eschatôn de Nikolavitch et qui m’avait fait le plaisir de produire une sublime affiche pour le Colloque du Héros. Il a notamment été récompensé en 2016 pour son travail sur l’identité des éditions les Moutons Electriques par un grand prix du festival des Imaginales d’Epinal, ma gueule.

C’est d’ailleurs à la suite de ce prix, si je ne m’abuse, qu’est né le projet pour que l’ami Ascaride ait quelque chose à présenter sur les salons pour montrer son travail. Ce qui n’est pas facile quand on est juste le type-qui-fait-les-couvertures. Le projet était lancé sans l’aval préalable de l’éditeur, André-François Ruaud. Pourtant le livre verra bien le jour, comme on l’a dit, chez Les Moutons Electriques, un éditeur habitué à publier des illustrations dans ses essais mais donc c’est là le premier roman graphique. Une première pour toute l’équipe, donc.

Mais c’est quoi TAMDUM ? C’est plein de choses, et c’est là que c’est fort. A première vue, ça se présente comme un récit initiatique classique avec néanmoins ce côté assez incroyable qu’offre le fait que le récit se soit choisi préhistorique. Ou protohistorique, c’est au choix. C’est d’ailleurs une façon beaucoup plus précise de parler de l’univers de cette fiction que de parler de proto-histoire car les personnages s’inscrivent dans une histoire ancienne qui leur est propre, ils sont capable de la comprendre et de la craindre. C’est l’histoire d’un vieil homme, Amouko, chamane d’une tribu, condamné à partir dans une quête folle pour ramener l’abondance sur son village. Il sera accompagné dans son voyage de Soha, une chasseuse intrépide et excellente guide, et par Ushang, un jeune initié chamane qui est sur la voie du savoir. Si Amouko décide de partir, c’est parce que la relique sacrée du village, une vieille dent, se meurt. Seule solution envisagée, se rendre à l’ossuaire, là où vont mourir les géants.

TAMDUM vous proposera un récit bigarré dans un monde que vous ne maîtrisez pas, avides lecteurs. Non n’insistez pas, vous n’y pourrez rien. Le texte et l’image entraînent l’esprit dans des chemins au graphisme bichromé (noir et rouge, sur le blanc de la page) ou récit et image sont mêlés, dans un tourbillon de saveurs de mise en page. Cette dernière est servie par un graphiste et pensée comme devant s’inscrire dans la narration et parfois prendre le pas sur icelle, notamment dans le dernier quart du récit.  Un alphabet conçu pour l’occasion permet de mêler les mots dans le dessin – la police évoque plus le hiéroglyphe que l’écriture telle qu’on la connait – dotant tout le récit d’un écho, d’une évocation et d’une narration féroces.

Ce qui vous saisira immédiatement, c’est bien entendu la virtuosité avec laquelle Melchior Ascaride fait courir sa palette graphique autour et dans le texte. L’ouvrage se dote ainsi d’une musicalité folle, toutes les petites fioritures ici et à s’éveillant un peu sous les yeux du lecteur comme des mandalas aux notes de Led Zeppelin. Ce doit être cela qu’on appelle fulgurance. La puissance de l’image frappe la rétine de visions incroyables et inoubliables. Il y a un côté La Guerre du Feu de Jean-Jacques Annaud tout autant qu’il y a du Kirikou de Michel Ocelot. Les influences, conscientes ou non, sont innombrables et une sorte de pan-culturalisme se retrouve dans chaque passage marquant de ce récit des âges farouches – sans pour autant faire de place à un côté pulp à la Rahan qui aurait été très malvenu vu l’ambiance du projet. C’est tout aussi bien un hommage à J.-H. Rosny aîné, l’un des pères fondateurs de science-fiction et grand auteur de fictions primitives (oui, La Guerre du Feu, c’est lui en 1904) dont l’éditeur à proposé entre 2014 et 2015 trois anthologies.

Laissons s’exprimer Melchior Ascaride pour préciser toutes ces influences :

« On récompensait mon travail sur l’identité graphique des Moutons électriques. De là m’est venue l’idée de faire quelque chose pour illustrer ce prix. Et puis je souhaitais collaborer avec Julien Bétan depuis longtemps. On a tout de suite pensé à un monde préhistorique, très peu traité dans la fantasy. J’ai fait des recherches sur l’art pariétal, sur les peintures retrouvées en Europe, en Amérique, en Afrique et en Australie. Nous ne situons ça ni dans le temps ni dans l’espace et je voulais faire une synthèse des ethnies et des cultures pour donner un graphisme le plus universel possible. Une de mes premières inspirations a été l’introduction du jeu vidéo Far Cry Primal développé par Ubisoft. Je trouvais très intéressante l’utilisation des peintures rupestres au début de la partie. On a travaillé tous les trois sur la construction du scénario, des personnages, les thématiques, les illustrations et la maquette. » Source : Le Point Pop.

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Nous avions dit pariétal. Nous ne disons pas rupestre. Googlez, vous comprendrez.

Ne pas rester sur les dents

Le récit graphique comme textuel nous propose donc de suivre trois personnages qui sont amenés à évoluer dans un environnement de plus en plus mystique et mythique au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de l’ossuaire. La narration enchaîne de plus sans coupure entre les passages où les personnages sont dans la réalité et ceux où l’un ou l’autre des chamanes explore le monde des esprits en se projetant mentalement. Une chose qui, la première fois, surprend, mais qui devient bien vite une habitude de lecture assez, il faut bien l’admettre, délicieuse.

Cependant bien qu’elle soit vraiment excellente, et contrairement à ce que j’ai pu lire ici et là sur le net sur ses aspérités, j’ai trouvé la narration extrêmement lisse. J’ai lu l’ouvrage d’une traite et, chaque fois, ressenti la même impression sur le premier tiers de l’ouvrage : nous sommes transportés dans un univers où tout est rugueux, les gens, les sols, la nature, la faune et même les relations entre les deux protagonistes principaux (les chamanes).

A mon sens, Julien Bétan et Mathieu Rivero on été trop prudents dans l’écriture de l’histoire qui aurait pu être tellement plus. Les passages mystiques par exemple, s’accordaient trop bien avec la réalité et les sauts de narrations attendus n’arrivent jamais. Même lorsque le rythme du récit s’enflamme, impossible d’être secoué. Je poursuivrai à propos de la fin mystique qui a laissé l’unanimité des lecteurs pétrifiés : elle est certainement d’une beauté intense et puissante mais… On l’attend. Le mysticisme devrait élever, faire vibrer quelque chose en rompant avec le ton du reste du récit – ce qui est tenté par le passage au tout visuel, sans texte. A mes yeux, c’est là le seul point noir d’un ouvrage que j’ai malgré tout lu trois fois pour être sûr que ce que je disais correspondait à ce que j’avais ressenti.

Maintenant, je ne suis pas un vil accusateur – mais un vil faquin – qui balance l’opprobre à tout va avant de s’en aller comme un prince de Lu. Il s’agit, et on l’a dit plus haut, de la première tentative romanesque pour Julien Bétan ET Melchior Ascaride et, pour Mathieu Rivero, cela sort complètement de ses habitudes et de son style habituel – si bien qu’on a du mal à retrouver son émergence, et c’est tant mieux. C’est tant mieux parce que c’est ça qui fait qu’un projet à 4 – ou 6 – mains est réussi ou pas, l’effacement des individualités au profit du texte. Enfin il s’agit également de la première tentative d’écriture à plusieurs mains pour chacun des trois auteurs.

Alors même si on peut dire que l’essence même du récit aurait mérité un peu plus d’audace, il n’en reste pas moins que Tout au milieu du monde est une majestueuse fable atemporelle de fantasy protohistorique, vibrant hommage à l’âge d’or du récit fantastique mêlant le côté fulgurant des visions à la puissance du texte et des images. Et probablement l’un des meilleurs romans graphiques que j’ai pu lire de ma vie, aussi. Pas mal pour des bleu-bites hein ?

Cette appréciation particulièrement positive de ma part tient probablement au fait qu’ils se sont attaqué à la base de ce qui a lancé ma réflexion sur La Faquinade, il y a quelques années (voir Le Mythe ou les mot-clé mythe). Laissons Julien Bétan nous en dire un peu plus :

« Une de nos intentions était de toucher au mythe, à l’exemplum, c’est à dire au récit « édifiant ». Cela passe entre autres par une concentration des thématiques, des enjeux dans un nombre de personnages restreint, un temps et un lieu de l’action resserrés, comme dans le cadre d’une nouvelle. Cependant, nous souhaitions également que le lecteur s’implique dans le décryptage de cet univers et des protagonistes, soit tenté de prendre position sans pouvoir toujours le faire de manière linéaire. De ce fait, les personnages incarnent tous un certain nombre de contradictions ou de questionnements qui nous sont plus ou moins propres, mais que nous avons redistribués entre eux. Il y a quelque chose de Lynch dans cette manière de tout dire en retirant quelques clés de compréhension. » Source : Le Comptoir de l’Ecureuil.

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Eveil et franchissement de seuil, tout est là.

La dent du Discord

Et c’est précisément là où je trouve que les trois auteurs de TAMDUM ont été brillants. Inconsciemment ou non, toucher au mythe par le biais de l’édifiant est un classique. Mais un classique, c’est loin d’être une mauvaise chose, surtout quand c’est compris et travaillé par une équipe intelligente, comme c’est le cas ici.

TAMDUM propose une immersion dans un monde fou qui vous grattera la peau à sang au détour des drames qui s’annoncent. Ce que je reproche dans l’ambition de la narration je ne saurais pas un moment de plus leur en tenir rigueur sur l’aspect mythique. Le récit d’initiation, ma foi, est là et, si à l’habitude ça me barbe, je l’ai cette fois-ci pris avec un intérêt renouvelé. Et c’est la force du dessin de Melchior Ascaride dans le design de ses personnages, dans les démarches dont il les dote et dans les petits atours dont il les orne. L’éveil se lit et se voit, littéralement : le personnage d’Ushang se redresse au cours du récit alors que celui d’Amouko se voûte et les petits poissons voguant autour de son esprit attestent concrètement de son illumination alors qu’Amouko perd son seul attibut : son baton.

Dans la faune rencontrée – géants de pierre, sangliers géants… – tout est également juste. Les animaux démesurés qui chassent l’humain, voilà un poncif des récits mythiques et de genre – coucou Kong Skull Island – et que dire des géants : créatures mythologiques par excellence, ils sont de tous les continents, de toutes les cultures, ces anciens régent de la Terre. Ils sont ce que l’homme ne pourra jamais être et la civilisation perdue sur les ruines de laquelle il tentera de survivre. D’où l’atemporalité et le pan-culturalisme dont je parlais plus haut, notamment.

Mais ce sur quoi il me semble plus juste encore d’appuyer, c’est sur cette relique sacrée qui motive tout le récit. Il s’agit d’une vieille dent de géant, plantée là dans le village, et qui lui apporte l’abondance et la sécurité. Sorte de mix entre une corne d’abondance et un talisman de fertilité. Mais le fait est que cette dent se meurt et, ce faisant, remet en cause tout l’équilibre de la société du village, provoquant le doute d’Amouko, le chamane, mais aussi celui des villageois qui remettent en question son utilité, et donc le départ dans la quête pour l’ossuaire. Or une dent, c’est loin d’être anodin comme choix.

Dans l’inconscient collectif la dent a un loooooooong historique d’interprétations dont nombreux sont les spécialistes à avoir parler mais qu’on peut résumer ainsi : rêver de dents est un signe de bon ou de mauvais augure – et on peut tisser ce lien avec le rêve avec d’autant plus de facilités que, lorsque les chamanes s’élèvent au monde des esprits, l’onirique l’emporte sur tout. Bon vous me direz, ça ne nous avance pas, quoique… Et si la signification de la dent était le destin. Empruntons une tentative d’analyse :

Les rêves de dents peuvent être traduits de plusieurs sortes. Selon la représentation symbolique et selon la qualité des dents ou si l’on rêve que l’on perd ses dents, il existe une large gamme d’interprétations.
Trois sortes de dents : trois représentations symboliques. Selon le type de dents vu dans le rêve (les incisives, les molaires ou les canines), leur interprétation est différente.
– Les incisives se rapportent à la gloire, à la réussite sociale, inspiratrices de joie.
– Les canines sont liées à l’esprit de combat, d’agressivité, elles fortifient la capacité, l’énergie dans le travail.
– Les molaires symbolisent les protections secrètes et puissantes, donnent de l’endurance et de la persévérance.
Source : Dictionnaire des rêves.

Or la dent du village d’Amouko est en train de mourir, que symbolise alors un rêve qui témoignerait de la perte de dents.

Rêver de perdre ses dents symbolise le temps. En tant que symbole du temps, perdre des dents renvoie à la jeunesse, aux dents de lait dont la chute coïncide avec le passage de l’enfance à un état plus mature. Rêver de perdre ses dents peut donc indiquer le passage à une nouvelle phase de la vie, une croissance, une maturation.
Source : Dictionnaire des rêves.

Justement comme Ushang dans le récit. Mazette !

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J’ai eu le droit à une dédicace CAPITALE, des auteurs. Merci bieng.

Beauté divine !

Je ne suis pas en train de dire que le trio à l’origine de Tout au milieu du monde a pensé consciemment chaque aspect mais plutôt, si tel n’est pas le cas, qu’il a su intelligemment puiser dans les références de l’inconscient collectif humain – coucou Jung et Levy-Strauss – et ont su avec intelligence les mettre en oeuvre dans ce qui est aujourd’hui unanimement considéré et commenté, par la critique comme par les lecteurs, comme une grande réussite littéraire.

Il est très difficile d’écrire avec un oeil critique sur les textes – ou les productions en général – de personnes que l’on a côtoyées, comme c’est mon cas pour Melchior et Mathieu, surtout. Il est encore plus difficile d’être parfois chiffonné par un truc et de trouver les bons mots pour le dire – c’est tellement plus simple quand on ne connait pas et qu’on assume que ce nom, là, sur la couverture, n’est que ça, un nom, et pas un bonhomme ou une bonne femme qu’on peut blesser.

Ecrire des critiques, voilà vraiment quelque chose à laquelle je ne me prédestinais pas, malgré mon large penchant pour Gérard Languedepute. Et Tout au milieu du monde, s’il a permis à ses auteurs un brillant coup d’essai pour calibrer les rotatives et nous offrir de futurs productions de haut standing, m’aura aussi pas mal fait travailler l’art savoir quoi dire et comment.

Vous l’aurez compris, lisez. Et lisez TAMDUM.

Vil Faquin

De Mathieu Rivero : La Voix brisée de Madharva,
interview et édito.
De Melchior Ascaride : Edito sur l’illustration, Interview.
Illustrations de Melchior Ascaride : Eschatôn.

15 commentaires

  1. Eh bah ça tombe bien je regrettais un peu de ne pas l’avoir pris aux Imaginales (ou il y était pas encore ? je sais plus) – enfin j’ai vu passer de la réclame pour ce bouquin et je me disais tiens ça a l’air bien. Pour les prochaines pour ‘lavoir avec dédicaces, ou avant.

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